Introduction
a - La paix et la justice
Le 21 septembre dernier, je mettais sur mon site une analyse intitulée Gaza, carrefour de l'éthique mondiale. Entre temps, M. Barack Obama s'est vu couronner des lauriers du Nobel de la paix, ce qui m'a conduit à demander à Shakespeare si ce Président des Etats-Unis ne se serait pas échappé de l'une de ses tragédies pour bondir sur la scène du monde.
- M. Barack Obama est-il un personnage shakespearien ? II, Radioscopie d'un prix Nobel de la paix, 12 octobre 2009
- M. Barack Obama est-il un personnage shakespearien? La Démocratie sacrificielle et le tragique de l'Histoire, 5 octobre 2009
Aujourd'hui, je mets en ligne une réflexion anthropologique sur l'éthique universelle à laquelle la politique mondiale est censée se conformer. Cette analyse a pris des proportions qui me contraignent à la diviser en deux parties - la seconde sera diffusée le 25 octobre. C'est que l'ambition évangélique hautement affichée de faire "régner la paix sur la terre" se trouve tragiquement séparée de la pesée de "l'esprit de justice", cet acteur censé inspirer les clauses des traités internationaux. Ce divorce résulte du seul fait que le vaincu signe nécessairement la paix sous la contrainte du vainqueur. La capitulation sans condition du perdant sur le champ de bataille est la règle en droit international. C'est dire que l'éthique de tous les Etats du monde ne couronne jamais que la justice du glaive. L'attribution précipitée d'un prix Nobel des colombes à un néophyte de la sainteté politiqueprésuppose nécessairement qu'il imposera sur la scène internationale une paix qu'on proclamera juste pour avoir imposé aux belligérants qu'ils mettent bas les armes. L'idéalisme de convention des démocraties risque de livrer les pièces du jeu à une confusion bénédictionnelle tellement irrémédiable sur l'échiquier de la Liberté du monde que le problème posé en sera rendu plus insoluble qu'auparavant.
Qu'est-ce qu'une paix qualifiée de "juste" au sens absolutoire du terme ? La paix de 1870 portait en germe la guerre de 1914, parce que la France ne pouvait accepter la perte définitive de l'Alsace et de la Lorraine et la paix de 1919 rendait inévitable le déclenchement de celle de 1940, parce que l'Allemagne ne pouvait accepter ni la perte définitive de la Ruhr, ni le paiement de dommages de guerre tellement titanesques qu'ils allaient fatalement conduire la République de Weimar à l'effondrement du mark et à l'ascension non moins inévitable d'une dictature. Les confessionnaux du suffrage universel font débarquer sur le marché et portent au pouvoir une classe dirigeante nullement intéressée à laver l'humiliation des peuples vaincus, comme en témoigne l'occupation militaire, soixante cinq ans après la fin des hostilités, du territoire des trois vaincus de la dernière guerre par plus de trois cents puissantes garnisons.
b - La démocratie de la justice des anges
Nous nous trouvons donc à un tournant crucial de l'histoire de la planète, parce qu'il s'agira de savoir si une paix durable au Moyen Orient pourra se fonder sur le reniement radical des principes fondamentaux réputés régir l'éthique internationale du politique et qui passent, depuis plus de deux siècles, pour légitimer le droit, largement angélique, des peuples démocratiques à disposer d'eux-mêmes. C'est dire que, pour la première fois dans l'histoire de notre astre errant, la question du statut mondial de la justice politique débarquera dans la pesée de la validité de l'existence même d'un Etat proclamé souverain par la communauté internationale.
Cette difficulté se trouve aggravée du fait que, non seulement Israël n'acceptera jamais que le monde entier proclame illégitime l'expansion sans limite de son territoire par la force des armes; mais, de surcroît, du fait que la science politique d'aujourd'hui ignore et ignorera longtemps encore l'impossibilité de jamais valider le transport d'un peuple sur le sol d'un autre après un intermède de vingt siècles, parce qu'une civilisation fondée sur des idéalités voletantes dans les airs ne saurait accéder à une science des racines génétiques du politique: ce type de culture se proclame nécessairement la détentrice exclusive d'une définition souveraine de la justice sur les cinq continents, de sorte qu'elle se trouve condamnée d'avance soit à renier les principes vaporeux qui assurent son règne sur le globe terrestre, soit à se livrer à des démonstrations publiques de repentance et de pénitence sur toute la mappemonde - ce qu'elle fait depuis un demi siècle, puisque la décolonisation témoigne de l'échec, à la longue du divorce entre les principes et les faits. La Hollande s'est retirée de l'Afrique du Sud après trois siècles, l'Angleterre après deux siècles et la France de l'Algérie cent trente ans après son arrivée. La croyance en la pérennité d'Israël dans un monde entièrement décolonis est un fantasme politique.
c - Une justice trans-idéocratique
Il en résulte que le prix à payer pour une paix même provisoire au Moyen Orient illustrera nécessairement le premier conflit spectaculairement insoluble sur notre astéroïde entre les exigences de la Justice et celles de l'Histoire réelle, parce que les difficultés proprement politiques, donc insurmontables que M. Obama rencontrera sur le terrain ne sauraient soumettre Thémis à la loi des égorgeurs, non point en raison de la conversion de notre espèce à la sainteté, mais parce que le globe oculaire de la déesse Liberté est désormais composé de six milliards de facettes. Puisqu'il est bien impossible que M. Barack Obama résolve jamais dans son bureau une crise économique qui ébranle les fondements mêmes du capitalisme mondial; puisqu'il est impossible que la politique des Etats-Unis en Afghanistan et en Irak ne hâte la chute du dollar et ne précipite l'effondrement en cours de l'empire, il en découle en bonne logique cartésienne, que si le nouvel Ulysse franchissait indemne la passe entre Charybde et Scylla, jamais son naufrage sur le rivage des Phéaciens ne lui fera rencontrer la Nausicaa des modernes - la Justice.
De plus, la France, puis toute l'Europe sont sur le point de découvrir qu'un empire est un empire et que s'il pouvait partager réellement sa puissance avec de soi-disant égaux, ce ne serait plus un empire. Aussi l'heure a-t-elle sonné, pour une vieille civilisation, de payer une addition d'autant plus lourde qu'appesantie des intérêts de retard qu'entraîne sa chute de soixante cinq ans dans la candeur politique des démocraties. Face à un empire, on n'a d'autre choix que de courber l'échine ou de le combattre: demander des sucettes à César n'est qu'enfantillages et gamineries. C'est dire que la paix au Moyen Orient ne sera jamais que l'expression du rapport des forces entre le vainqueur de 1945 et le reste du monde; et ce rapport dépendra de la capacité intellectuelle de l'Europe d'opposer une éthique nouvelle à celle d'un triomphateur sur le déclin. Les fondements en seront trans-idéocratiques, ce qui exigera une révolution philosophique mondiale. Comment en poser les premières pierres sinon en se plaçant sur le chemin d'une descente dans les souterrains des évadés partiels de la zoologie, afin de tenter de dépasser l'humanisme étriqué et naivement pastoral dont nous exploitions l'héritage depuis la Renaissance?
d - L'avenir du "Connais-toi socratique"
Quelle postérité le IIIe millénaire donnera-t-il au "Connais-toi socratique"? Afin de tenter de peser l'encéphale schizoïde de notre espèce à nouveaux frais, il nous faudra fabriquer une balance dont le fléau indiquera le poids actuel de notre intelligence politique sur le cadran de notre évolution cérébrale. Pour l'apprendre, peut-être Homère nous aidera-t-il à décrypter un néologisme audacieux, le titanisme. Le titanesque était seulement gigantal, dirait Rabelais. Le titanisme, en revanche, nous renvoie à un navire appelé à se briser sur un iceberg biface : car la justice est ruineuse et l'injustice explosive. Pour tenter de nous glisser entre le nouveau Charybde et le nouveau Scylla de la justice du monde, j'ai pensé qu'il me fallait appeler une autre civilisation à mon secours et qu'il était temps de consulter l'Islam de demain, dans l'espoir que les aiguilles de l'horloge des dieux futurs me conduiront au "midi le juste" du poète . (Paul Valéry )
1 - L'avenir de la réflexion mondiale sur l'éthique
2 - Sus aux bons sentiments
3 - Les embarras du mot " vérité "
4 - Sur les chemins du signifiant
5 - Les embarras du monothéisme
6 - L'espèce dont le cerveau est un miroir parlant
7 - Les vagissements de la raison occidentale
1 - L'avenir de la réflexion mondiale sur l'éthique
Toute tentative d'inaugurer une collaboration fructueuse entre un Islam sur le point d'entrer dans le champ de la pensée critique, d'une part et un Occident philosophique désormais en attente d'un nouvel élan de la raison mondiale, d'autre part, ne fécondera l'avenir intellectuel commun aux deux civilisations que si l'Europe de l'intelligence consent à se livrer au préalable à une autocritique des causes qui, depuis un siècle, ont fait tomber en panne toute réflexion de fond sur l'éthique, et cela aux fins de l'amputer de son ambition originelle d'accéder à la connaissance de l'universalité de la notion de civilisation. Comment replacer cette ambition au cœur d'une postérité de la philosophie devenue relativiste et à laquelle Darwin et Freud semblent donner inévitablement rendez-vous?
Paradoxalement, le tarissement de la vocation de la pensée à l'universalité de la connaissance morale est dû à l'essor des sciences exactes - pourtant universelles dans leur ordre - et à l'avènement mondial de l'esprit sociologique. Mais, en raison de leur nature même, ces disciplines demeurent incapables de radiographier les signes et les symboles de l'éthique que charrient aussi bien la physique mathématique que les sciences sociales. Du coup, ce sera non moins paradoxalement que l'islam retrouvera peu à peu sa vocation première de moraliste - celle qui situera la religion de Muhammad au cœur de la réflexion de demain sur la dissolution planétaire des mœurs - parce que toute vérité est un signifiant ou n'est pas et que, depuis Hume et Kant, les signifiants ne se placent plus sous la lentille de nos microscopes.
De son côté, l'Occident ne dispose pas encore des instruments nouveaux de la connaissance rationnelle qui seuls lui permettraient de peser la signalétique générale qui pilote l'homo rationalis planétarisé. Dans ces conditions, comment convaincrions-nous l'islam religieux d'entrer dans la civilisation de l'esprit critique et dubitatif qui lui permettrait d'initier en retour les fils de Descartes aux contraintes du nouveau "Connais-toi" qu'appelle l'âge nucléaire et à devenir le pédagogue d'un Occident rendu acéphale précisément faute de réflexion novatrice sur les racines anthropologiques d'une éthique universelle? Et pourtant, non seulement Nietzsche et Bergson sont demeurés des moralistes mondiaux, mais à ce titre, ce sont des décrypteurs des signes et des symboles qui définissent et pilotent la condition simiohumaine depuis son évasion de la zoologie.
Deux siècles et demi après L'Essai sur l'entendement humain de David Hume et deux cent dix-huit ans après la parution de la Critique de la raison pure, on attend de voir la suite de l'histoire de notre cervelle se forger sur l'enclume d'une anthropologie armée des instruments de la connaissance de notre espèce dont dispose le IIIe millénaire. Mais, encore une fois, ces difficultés mêmes deviendront heuristiques si un islam rouvert à la pensée des Avicenne et des Averroès renonçait à sauter à pieds joints par-dessus le siècle de Voltaire et si , pour sa part, l'Occident demandait modestement à l'islam de l'aider à retrouver le chemin de Damas du "Connais-toi" socratique. Car si la théorie scientifique, elle non plus, n'est pas "objective" au sens matérialiste du terme, mais interprétative d'une symbolique de l'homme et s'il nous appartient de peser nos axiomatiques, nos problématiques et nos codes esthétiques à la lumière des signifiants universels ou locaux d'une éthique que nous projetons sur le monde - donc de nos valeurs - l'anthropologie critique aura vocation d'observer parallèlement deux morales projectives des pieds à la tête, celle qui sous-tend les mythes sacrés et celle qui gouverne nos théories scientifiques demeurées majoritairement euclidiennes, donc fausses dans l'ordre des mathématiques pures.
Par malheur, l'Amérique et l'Europe vassalisée dans son sillage tentent en commun d'imposer au peuple palestinien un Etat tellement manchot que le tracé de ses frontières se trouverait suspendu le temps qu'Israël achèverait de conquérir la totalité de la Cisjordanie les armes à la main.
Mais, de leur côté la philosophie et la littérature mènent depuis vingt-cinq siècles la guerre de la raison à la pieuvre de la fausseté d'esprit qu'on appelle l'hypocrisie. C'est dire que le combat de Socrate et celui des prophètes contre la déloyauté du semi entendement dont souffre notre espèce conduira l'anthropologie critique de demain à scanner l'enracinement du tartuffisme politique dans les profondeurs psychogénétiques de l'inconscient simiohumain.
Gide disait que les bons sentiments font la mauvaise littérature. Il aurait pu ajouter qu'ils font aussi la mauvaise philosophie. Mais la raison sentimentale est bien plus néfaste à la manifestation de la vérité morale que la littérature de ce nom, parce que la vocation pédagogique native de la discipline socratique l'appelle à purifier inlassablement le cerveau embrumé de notre espèce, de sorte que la scolarisation de la philosophie et la banalisation de l'éthique par une catéchèse édulcorante de l'entendement est la pire des sept plaies d'Egypte. Pourquoi cela, sinon parce que toute cosmologie mythique est sous-tendue par une pré-définition semi animale du politique, d'où il résulte que toute politique est grosse de l'immoralité de la police des encéphales qu'elle tente de mettre sur pied.
Mais si le Zarathoustra est pédagogique, donc catéchétique de la première ligne à la dernière, ainsi que Platon, Descartes, Hegel ou Kant, ne faut-il pas apprendre à définir une morale tellement exigeante, donc si hautement philosophique par nature qu'elle tentera de préciser le sens et la vocation de la "parole de vérité", afin de la distinguer du prêche et du sermon d'un côté, du discours démagogique de l'autre? Qu'en sera-t-il d'une éthique propre à l'intelligence et au savoir de demain et en quoi enseignera-t-elle une morale en mesure de servir de guide à une vraie connaissance de la "vérité politique"?
3 - Les embarras du mot " vérité "
elle est la question que l'islam pose à Socrate. Nous sommes tous les fils du premier pédagogue d'une éthique propre à la logique et à son armure, la dialectique: on l'appelait "Socrate la torpille", du nom d'un poisson tétanisant. Mais se trouve que les religions ignorent encore non seulement que toutes leurs "vérités" sont nécessairement des signifiants tétanisants, mais que leurs signifiants sont fatalement tétanisés de main d'homme, donc inévitablement bâtis sur des motivations, des volontés et des valeurs innées ou apprises à l'école des millénaires de l'évolution cérébrale de notre espèce. Nous transformons sans relâche les faits en tant que tels en signes truqués du sens que nous leur attribuons.
Chez les Anciens, le soleil était le signe porteur d'une lumière chargée de féconder la terre. Qu'est devenue cette étoile en tant que signifiant dont la vocation serait de rendre intelligible l'héliocentrisme au sein d'un univers alors euclidien? Dans l'astronomie de Newton, les planètes charrient les signes dûment substantifiés et quantifiés qu'elles sont devenues à elles-mêmes: leur mission est de souligner la place et la grosseur que le mystère de l'attraction universelle leur assigne au coeur d'un système solaire autonomisé par les mathématiques classiques. Dans la physique d'Einstein, ces corps astraux sont tenus pour des signes matérialisés à leur tour de l'énergie calculable que condense une équation, e=mc², nouée à l'espace et au temps qu'elle est censée transcender.
Les théories scientifiques sont donc pilotées à leur tour par leur inconscient épistémologique. Les mythologies sacrées sont évidemment construites plus spectaculairement encore sur le modèle d'un nœud de signaux anthropomorphiques par définition: toutes présupposent qu'un fabricant glorieux et généreux se cacherait derrière la matière cosmique, à la manière dont un menuisier planifie au préalable dans sa tête la fabrication d'une table ou d'une chaise, puis passe du projet à l'action afin de concrétiser après coup l'objet qu'il a pré-cérébralisé.
Nos ancêtres s'imaginaient que le personnage censé se cacher derrière le décor aurait consenti à faire connaître à quelques-unes de ses créatures les intentions miséricordieuses dont son entreprise se serait inspirée et qu'il aurait trié sur le volet ses "prophètes" - ceux qui parlent au nom d'un autre, dit le grec - et qu'il aurait renseignés avec le plus grand soin sur le sens de son travail d'architecte. Nos aînés étaient des enfants fascinés par un conteur dont le récit métamorphosait le cosmos en une signalétique divine. Il y avait de quoi demeurer toutes oreilles et bouche bée, d'autant plus que nos guides du ciel nous parlent encore et toujours avec la même autorité qu'autrefois et persévèrent à nous dispenser les conseils les plus avertis. Longtemps, nos contrôleurs des nues se sont révélés d'excellents pédagogues d'une espèce encore au berceau. Puis, nous avons commencé d'écarquiller les yeux, de nous gratter et de nous pincer; et nous avons appris peu à peu à porter un regard de haut sur notre misérable sort. Alors nous avons soudainement découvert que les histoires extraordinaires de nos topographes de l'absolu étaient tout entières un signe, elles aussi, celui d'un troupeau coincé entre l'appât d'un paradis et la menace des tourments éternels qui l'attendaient dans une gigantesque chambre des tortures allumée jour et nuit dans les profondeurs de la terre.
Le maître céleste du cosmos de nos parents était donc un animal à la fois condamné à nous châtier et à s'auto-béatifier dans l'éternité. Ce souverain patelin se présentait en geôlier coupable de lâcheté et d'hypocrisie; car il avait le devoir, s'il s'était trouvé initié à une morale universelle, de se faire honte à lui-même de confier à un tiers dépendant de son autorité la responsabilité exclusive d'exécuter la tâche abominable d'administrer son camp de concentration souterrain, donc de se dérober sous des voilements de face hypocrites à sa responsabilité de tortionnaire suprême du cosmos. Il est illogique de refuser l'existence selon l'état civil d'un personnage imaginaire et de refuser de nous regarder dans le miroir criant de vérité qu'il nous tend. Méritons-nous de nous donner pour doublure un géniteur vindicatif, impitoyable, assoiffé de sang et qui se trompe tout le temps, ou bien ce personnage-alibi offre-t-il à notre humanité contrefaite un portrait frappant de l'immoralité de ses flatteurs, de ses peintres et de ses metteurs en scène ? Apprenons à nous regarder bien en face dans le réflecteur de nos dérobades célestes. Mais que faire de l'idole que nos malheureux ancêtres s'étaient fabriqué à leur triste "image et ressemblance"?
4 - Sur les chemins du signifiant
L'Occident et l'Islam ne sont pas encore devenus pleinement conscients de ce que le finalisme architectural, législatif ou politique qui inspirait les croyances sacrées de nos aïeux n'était autre leur pauvre "arbre de la connaissance" et qu'ils l'avaient planté dans un jardin infécond, celui que leur cerveau de cruels marmots appelait leur Eden ou leur paradis. Et pourtant, les fruits rabougris que leurs horticulteurs faisaient pousser dans leur ciel n'étaient jamais que les premières projections mentales d'une espèce demeurée tellement animiste que Voltaire lui disait encore fièrement que "Dieu" existait de toute nécessité du seul fait qu'il serait fort illogique qu'une horloge n'eût pas d'horloger. Maintenant, nous savons que si le cosmos est tenu pour un signifiant humain déterminé - en l'espèce, une pendule - ses rouages et ses ressorts jailliront nécessairement des mains expertes de l'artisan qui en aura programmé la fabrication et l'ordonnancement dans sa pauvre tête.
L'Occident des adultes d'aujourd'hui est devenu rieur, mais il demeure aussi éloigné que l'islam actuel d'une conscience éclairée de ce qu'il n'existe aucune intelligibilité possible ni de l'univers de la matière, ni des espèces végétales et animales, dès lors que nous sommes condamnés par la faiblesse cérébrale de notre espèce à introduire dans l'univers les désirs supposés avisés et payants d'une idole - les nôtres, en réalité - et que nous nous obstinons à faire de nos dieux les fieffés complices de nos vains efforts. Seuls la Chine et le bouddhisme Tchan ont compris que le savoir scientifique de type simiohumain ne saurait se brancher sur un réseau de signes fatalement anthropomorphiques d'un prétendu "sens en soi" du monde et que nous nous contentons de nous servir de recettes qui "réussissent" à coup sûr, mais seulement parce qu'elles collent d'avance avec les redites imperturbables d'un cosmos inexplicablement répétitif - donc avec les ritournelles préétablies et exploitables de l'inerte : le prévisible est rentable du seul fait qu'il nous signale des rendez-vous fatals de l'univers avec la mécanique générale qui le régit. Mais alors, le signe qui nous signale notre signification et qui nous dit que nous sommes pris en étau entre des "bienfaits célestes" et une chambre des tortures éternelles est-il seulement un récit qui réussissait à nos aïeux ou bien notre histoire et notre politique mettent-elles quelquefois en échec ce modèle sanglant du sens de notre aventure sous le soleil?
5 - Les embarras du monothéisme
Paradoxalement, l'exemple d'un islam demeuré beaucoup plus mythologique que l'Occident fécondera la pensée critique mondiale en ce qu'il servira à nos sciences de la nature de code de rappel du bât torturant dont elles s'étaient peureusement déchargées sur une idole et qu'il serait urgent de leur remettre sur les épaules - à savoir que nous n'avons plus le choix, parce que le retour massif de la planète des adultes aux mentalités religieuses des premiers âges de notre errance nous met tout soudainement le dos au mur.
Certes, nous savons maintenant comment les grands enfants d'hier construisaient et mettaient subrepticement en service la notion d'intelligibilité que leurs sciences expérimentales avaient à la fois cauteleusement et naïvement sécrétée dans leur tête ; et nous savons également comment nos mythes théologiques remplissaient le même office. Mais allons-nous prendre peur? Allons-nous rétrograder à toute allure vers les cosmologies délirantes de l'antiquité et du Moyen-Age ou bien apprendrons-nous courageusement ou, au pire, l'épée dans les reins à aller de l'avant et à préciser enfin clairement ce que nous devons entendre par le terme demeuré si ambigu et si dangereusement gangrené de "vérité"? Car tantôt ce vocable astucieusement apprêté nous contraint à seulement constater des faits avérés, mais désespérément muets - il est "vrai" que la terre tourne autour du soleil - tantôt il rend les faits bavards en diable, donc mythologiques par définition, et nous retombons en enfance.
6 - L'espèce dont le cerveau est un miroir parlant
Notre génération attend l'aiguillon d'un islam pensif et qui mettrait en évidence l'incohérence du vocabulaire pseudo cognitif des philosophies grenouillesques de l'Occident, qui veulent se faire plus grosses que le bœuf. Un jour, nous nous livrerons à des radiographies de l'inconscient religieux qui téléguide encore toute la raison théorique européenne et qui l'aveugle jusque dans son décryptage des monotonies de comportement de la nature lorsqu'elle nous met à l'école d'un magistrat de ses redites - l'Expérience. Toute notre physique classique était demeurée une théologie déguisée en ce que sa candeur projetait sur le cosmos une mythologie naïvement chargée de métamorphoser l'aveugle régularité des "habitudes" du monde - comme disaient les nominalistes - en l'expression trompeuse de leur prétendue légalité, celle de la sage volonté dont un législateur divin aurait témoigné à notre égard et dont nous avions, naturellement, pré-construit l'encéphale sur le modèle d'un juriste idéal, d'un homme politique parfait et d'un architecte de première force.
Mais le fait même que, jusqu'à Einstein, le tribunal de notre physique mathématique copiait le savoir-faire d'une idole experte en droit romain présente une signification anthropologique d'une grande portée. Car toute science des carrousels du cosmos est révélatrice des performances et du degré d'évolution des cerveaux simiohumains qui ont élaboré une pédagogie des rituels du cosmos. C'est dire que le scannage de notre encéphale semi animal d'hier et d'aujourd'hui nous éclaire sur la nature magique de la boîte osseuse qui couronne notre pauvre espèce: le simianthrope semble doté de naissance d'une intelligence en miroir et dont on s'imagine à tort qu'elle aurait été observée pour la première fois chez les primitifs par un certain Lévy-Bruhl (1857-1939) ; mais, en réalité, cette tournure de l'esprit répétitif de nos aînés imprègne encore de nos jours leur mythe d'une "explication scientifique" du monde censée les mettre à l'écoute des rabâchages "rationnels" dont Montaigne avait observé la méthode réitérative chez le renard tâtant avec précaution la glace d'une rivière et ne s'y engageait qu'après de multiples confirmations expérimentales de sa solidité.
A ce titre, nous n'avons déserté les chromosomes de l'animal oraculaire qu'au prix d'une chute dans la folie qui nous a livrés pour des siècles au délire de peupler l'immensité de personnages verbifiques - la Causalité, le Déterminisme, la Rationalité, la Légalité - dont Auguste Comte, mort en 1857, l'année même de la naissance de Lévy-Bruhl, avait compris le premier la démence. Nous vivons encore dans des mondes théorisés par magie et téléguidés tantôt par l'expérience inlassable et proclamée porteuse de nos oracles, tantôt par des Olympes langagiers que nous chargeons de parler haut et fort à notre place dans le vide de l'immensité. Mais de quelle espèce de raison sommes-nous occupés à moudre le grain si, dans les profondeurs de notre histoire, nous avons rendez-vous avec un tortionnaire titanesque et si ce tortionnaire n'est jamais que nous-mêmes dûment gigantifiés? Ce personnage carcéral, la génération actuelle du Coran et la nôtre auront la responsabilité d'apprendre à le connaître.
Alors nous découvrirons qu'au sortir de la zoologie, la matière grise de notre espèce s'est nécessairement trouvée réduite à se brancher sur le néant. Nous sommes nés avec le besoin d'exorciser la fatalité de notre solitude dans le vide et le silence de l'immensité. Depuis lors, nous nous affairons à conjurer les ténèbres qui nous assaillent; et nous nous employons à y projeter des acteurs vocaux censés se laisser happer par l'infini à notre place. Nous rêvons de nous trouver délivrés de l'obscurité dans laquelle nos idoles, elles, trônent sans sourciller. Le polythéisme laissait encore nos Célestes s'entretenir tout à loisir entre eux. Maintenant, les trois polyglottes dits uniques qui leur ont succédé ont davantage de soucis à se faire : embarrassés par leurs édifices théologiques incompatibles entre eux, ils n'ont plus personne à qui parler, sinon à eux-mêmes; et ils ont beau tendre l'oreille, nul écho ne répond à leur voix. A nous le devoir moral de trouver une voix plus morale que la leur.
7 - Les vagissements de la raison occidentale
Encore une fois, un islam politiquement de plus en plus puissant, mais relégué dans un monde cérébralement révolu, un islam fossilisé par ses adorateurs aux côtés des chrétiens et des juifs devenus plus acéphales qu'auparavant par leur décatéchisation même, un islam demeuré mythologique jusqu'à l'os face à une laïcité creuse poussera-t-il dans ses derniers retranchements un Occident demeuré non moins pseudo-pensif que son Dieu des tortures éternelles, faute d'avoir élaboré une anthropologie critique capable de peser à la fois l'édifice théorique d'une science réputée "parlante" et l'édifice théorique qu'on appelle une théologie, donc faute d'avoir appris à conjuguer enfin un peu plus sérieusement le verbe le plus cuisiné dans toutes les langues de la terre, le verbe comprendre?
Nous nous sommes vantés de notre "accomplissement" dans l'ordre de la "réflexion rationnelle", alors que notre faiblesse cérébrale est demeurée telle que l'Europe d'aujourd'hui pourrait fort bien sombrer dans un naufrage du relatif courage cérébral qui le faisait aller jusqu'à défier ses croyances religieuses avant d'en posséder les moyens intellectuels. Qu'est-ce qu'une civilisation fondée sur la raison dite expérimentale et qui ne se demande jamais ce que l'expérience lui donne réellement à peser? Qu'expérimentons-nous vraiment si aucun sens ne se laisse "expérimenter" en tant que tel, du seul fait, comme il est dit plus haut, que les signifiants en tant que tels et considérés en leur nature spécifique ne se trouvent pas davantage dans les cornues des expérimentateurs des redites de la matière que la causalité kantienne? Pourquoi avons-nous oublié une découverte philosophique qui remonte pourtant à 1781, pourquoi sommes-nous demeurés incapables de scanner notre pseudo entendement théorique et d'en connaître les composantes psychobiologiques, pourquoi sommes-nous demeurés incapables de préciser ce que nous appelons l'intelligence et la vérité, pourquoi sommes-nous demeurés incapables de radiographier nos dieux et nos théologies, pourquoi sommes-nous demeurés incapables de rendre compte du fonctionnement spéculaire de la boîte osseuse du singe vocalisé?
Mais peut-être notre anthropologie critique vagit-elle encore dans son berceau pour le motif que nous n'avons pas osé conquérir un regard surplombant sur notre espèce, alors que seul un tel regard nous permettrait de vérifier les réussites et les ratés de l'animal titubant entre l'appât d'un paradis et la fournaise qui le fait haleter à l'école de sa sottise.
Soixante dix ans après la mort de Freud et près de cent trente ans après celle de Darwin, le défi du dolmen islamique jettera nos anthropologues demeurés timides, inquiets et superficiels dans un effarement pascalien. Car une planète peuplée de plusieurs centaines de millions de survivants d'une ère cérébralement révolue posera tôt ou tard à l'humanisme mondial actuel la question de savoir si nous sommes mûrs pour nous découvrir délaissés dans un vide sans frontières et si la vraie "vie spirituelle" des mystiques de la "docte ignorance" peut se construire sur les funérailles des personnages fantasmagoriques et sanglants qui se promenaient dans les têtes d'enfants de nos aïeux.
Mais alors, la haute morale de la connaissance dont l'ascèse philosophique à venir sera appelée à accoucher obéira à une catharsis nouvelle; et puisque la pensée pseudo rationnelle d'autrefois était sentimentale sans le savoir, quel nom nouveau donnerons-nous à ce qu'Unamuno appelait "le sentiment tragique de la vie"?
Angelus Silesius disait: "La fleur est sans pourquoi". Pas nous Le 26 octobre, nous verrons comment la Palestine nous demande: "Quel est votre pourquoi?".
Le 19 octobre 2009