Tous les pratiquants d’arts martiaux qui sont dans une démarche autre que sportive, ont entendu au moins une fois ce dicton « il y a de nombreux chemins, tous mènent au
sommet de la montagne». Oui, mais quel sommet ? Voilà une question que l’on se pose peu, et qui pourtant est riche en interrogations.
Il est assez étonnant de constater que dans le monde du Budo, le dicton qui rapporte au cheminement vers un sommet est aujourd’hui accepté comme une sorte d’évidence. A mon sens c’est loin d’être évident. Ce dicton, que je ne cite pas de manière formelle car je n’en connais pas l’origine, comporte deux parties. La première traite du cheminement. Cette partie a fait (et fait toujours) couler beaucoup d’encre. Quel est le bon chemin ? Qu’est-ce que le chemin ? Y’a-t-il des chemins plus rapides que d’autres ? Le chemin est-il la Voie ou une composante de celle-ci ?
J’ai eu de nombreuses discussions à ce sujet. Cet été par exemple, sur la terrasse de mon jardin par une belle nuit de juillet, je discutais avec un bon ami qui me disait qu’il y avait trois grandes orientations pour s’élever vers le sommet. La voie du moine, qui est sans doute la plus intense et la plus directe. La voie de l’artisan, qui est difficile mais riche en enseignements de toutes sortes. La voie du guerrier, qui est la moins évidente et possède toutes sortes de dangers mais peut néanmoins mener vers le sommet. En ce qui nous concerne dans ce blog, je vais me contenter de cette dernière voie.
La voie du guerrier était évidemment une voie périlleuse, où la mort pouvait surgir à chaque pas. Je parle ici bien entendu du Japon ancien, bien que l’on puisse retrouver cela chez les soldats de métiers de nos jours. La grande affaire entre les guerriers était avant tout de savoir qui était le plus fort en duel ou sur un champ de bataille. Le sommet de la montagne peut alors s’entendre par celui qui aura la plus grande aptitude à vaincre. Cela implique alors d’obtenir la meilleure technique possible, ce qui est une quête en soi. Sous le mot « technique », il faut comprendre la technique martiale, l’art de la tactique, l’étude topographique, et tout ce qui aide à gagner son combat. Le sommet de la montagne est donc la capacité à obtenir la meilleure technique. Les retraites en ermite, les entrainements dans la nature, la recherche du duel pour se tester, tout cela participerait donc à cette volonté d’être au sommet.
Toutefois si on s’arrête à la seule dimension technique, cela signifierait d’une certaine façon que la volonté d’être au sommet de la montagne est l’expression d’un besoin de notoriété, de se faire valoir, d’être le plus fort. Je ne doute pas que de tous temps nombreux furent les candidats à la reconnaissance publique, mais ce serait franchement réducteur. Les bushi étaient le produit de la société dont ils étaient issus. Cette société pétrie d’animisme, shintoïsme et bouddhisme, prônait le dépassement de soi par l’effort continuel, la perte des illusions qu’apportent la vie, la recherche de la spiritualité et/ou l’harmonie avec les forces de la nature, la capacité à vivre ici et maintenant afin d’être dans l’action. Il devint rapidement évident que la quête de la seule technique n’était pas suffisante. Il fallait pour la parfaire qu’elle entre dans le corps et dans l’esprit du pratiquant. Ce principe est le fondement du Budo. Du coup, la technique est transcendée par une quête spirituelle, ou philosophique, ou religieuse, ou tout cela à la fois. Le sommet de la montagne serait alors la recherche de la spiritualité à travers la technique.
Le sommet ainsi défini, transforme alors les outils et les techniques. Par exemple le sabre ou tout autre outil guerrier, passe du statut d’outil utile (une arme) à celui d’outil symbolique (un moyen de s’ouvrir à la voie de la spiritualité). En cela, le guerrier rejoint l’artisan philosophe ou le moine. Toutefois, plus qu’un hypothétique sommet il s’agit plutôt d’une voie qui s’ouvre devant nous. Si ce n’est que la voie, où se trouve donc le sommet ? Il faut voir plus loin encore. Les guerriers cherchaient alors le satori, c'est-à-dire l’éveil. Mais l’éveil à quoi ? Tout dépend de sa conception de la spiritualité et du cadre dans laquelle elle évolue. L’éveil bouddhique doit amener à l’état de Bouddha, sans passion, sans envie et sans émotion qui trouble le jugement et la sérénité. Comme au Japon le bouddhisme et le shintoïsme sont profondément imbriqués, l’éveil peut aussi se comprendre comme la fusion avec le grand tout. C’est ce que déclarait Morihei Ueshiba, le dernier grand guerrier mystique qu’a porté le pays du soleil levant. Le sommet de la montagne serait alors la fusion avec le cosmos, la compréhension des principes de l’univers et des forces qui le régissent.
Cette dernière vision du « sommet de la montagne » est une autre façon d’aborder la question de Dieu, d’un dieu, de l’état divin qui sommeillerait en chacun de nous. Aussi peut-on dire que pratiquer les arts martiaux est une façon de chercher la divinité en nous et hors nous. Evidemment une telle affirmation ne va pas satisfaire tout le monde, surtout les athées dont je suis. Et pourtant… Que peut bien être ce fameux sommet de la montagne qui transcende l’outil, la technique, l’art, la spiritualité elle-même ? Je ne pose pas de conclusion, la réflexion reste ouverte, car on ne peut juger qu'à l’aune de son avancée sur la Voie.