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Lettristes, Debord et Situationnistes, par Pierre Delgado

Publié le 10 novembre 2009 par Jérémy Dumont

Pages choisies, Roman a Equarrir, 1978
crédits

L’activité situationniste a surgit, après-guerre, à un moment où le Surréalisme, en tant que pratique artistique, s’était déjà imposé comme un des plus importants mouvements artistiques de l’Histoire, et dont les aspects formels de son écriture et de sa peinture étaient déjà adoptés comme “esthétique” propre du marché culturel, à commencer par la publicité. La forme surréaliste de l’image avait finit par être amplement admise et utilisée, sans, naturellement, le sens voulu au départ.

Dans le même temps, il y avait dans les nouvelles expériences d’avant-garde un climat de répétition des gestes des avant-gardes de l’entre-deux guerres. Le monde avait énormément changé et la victoire esthétique du Surréalisme se révélait exactement dans un monde qui avait changé sans se transformer. La société bourgeoise était devenue, formellement, “surréaliste”. En d’autres termes, les nouveaux mécanismes de la domination sociale s’étaient appropriés aussi bien l’imagination, le désir et les sphères intérieures de l’homme. La révolution sociale, de laquelle les surréalistes attendaient un changement de vie, n’était pas venue; cependant que le cinéma, la publicité, etc, s’étaient appropriés les découvertes esthétiques et les techniques de langage de d’avant-garde.

L’évaluation historique de cette expérience, ce que cette expérience disait alors des nouvelles exigences technico-esthétiques d’une pratique d’avant-garde et sur la nouvelle situation sociale sur laquelle cette pratique devait porter, étaient dès le début présents dans les préoccupations d’un petit groupe de jeunes qui, dans les années 50, devait se diriger, à partir du “Lettrisme”, vers le mouvement situationniste. Au centre de cette ligne de continuité, se trouve Guy Debord (1931-1994).

On peut alors dire que toute la réflexion de Debord avait comme point de départ la compréhension de l’expérience historique des avant-gardes et son impératif de changement de la vie. Néanmoins, pour Debord et les situationistes, il ne s’agissait pas de répéter des gestes, des techniques et des styles, mais de reprendre la recherche et la réflexion sur la même thématique des avant-gardes ; il ne s’agissait pas de répéter, mais de repenser et, dans un certain sens, dépasser les méthodes et les formes de compréhension des avant-gardes historiques pour donner une actualité à ses prétentions.

Cette posture est ce qui, de fait, allait différencier l’entreprise situationniste des autres nouvelles avant-gardes des années 50 et 60, qui remuaient fondamentalement dans le geste de la répétition. Dans cet effort, le langage reste le lieu à partir duquel se pense la pratique esthétique et le changement de la vie. La perspective du “dépassement de l’art”, hérité des avant-gardes historiques – à partir de la thématisation et de l’expérience du langage poétique – était d’une importance centrale pour Guy Debord et les situationnistes. Il s’agissait, pour ces derniers, de mettre un terme définitif aux pratiques artistiques classiques. Dans la préface qu’il a écrite, en 1979, à la quatrième édition italienne de La Société du Spectacle (1967), Debord situe l’élaboration de cette œuvre précisément dans cet effort théorique : “ Quinze ans auparavant, en 1952, quatre ou cinq personnes peu recommandables de Paris décidèrent de rechercher le dépassement de l’art. […] Ce dépassement de l’art, c’est le “passage au nord-ouest” de la géographie de la vraie vie, qui avait si souvent été cherché pendant plus d’un siècle, notamment à partir de la poésie moderne s’auto-détruisant. ”

Même si l’art continue d’être le “modèle” à partir duquel Debord pense ce changement de la vie, c’est dans la mesure où une espèce d’”auto-poésis”, d’autoconstruction (dans le sens de construction autonome de sa propre vie) finit par être la forme de la poésie. La réalisation de l’art débouche sur l’art de vivre, entendu comme appropriation, par les individus, de sa propre vie, à partir des moments singuliers de la vie quotidienne.

Cherchant à surmonter la perspective traditionnelle de l’Esthétique, Debord aura comme nouvel objectif “la participation immédiate à une abondance passionnelle de vie”, la “construction expérimentale de la vie quotidienne”. Tout en reconnaissant que la vie quotidienne dans sa totalité se structure dans cette société sous les déterminations de la réification, Debord la prend comme l’instance à partir de laquelle le changement de la vie peut être radicalement pensé.

Un tel projet, ne pouvant se réaliser qu’à travers une réorganisation de la totalité de la vie sociale, exigerait précisément une critique théorique de la totalité. Hors, cette perspective serait celle qui, selon Debord, par l’expérience artistique des avant-gardes – particulièrement le dadaïsme et le surréalisme – avait déjà été poursuivi sous la forme de la destruction des formes artistiques; et, par ce processus, de plus en plus incorporée à la nécessité critique de la vie quotidienne.

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Debord a réalisé 7 films :

Hurlements en faveur de Sade, 1952.

Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, 1959.

Critique de la séparation, 1961.

La Société du spectacle, 1973.

Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du spectacle », 1975.

In girum imus nocte et consumimur igni, 1978.

Guy Debord, son art, son temps, 1994 (téléfilm, co-réalisation : Brigitte Cornand)

Il y a deux choses que Guy Debord cite comme ses manifestations les plus radicales, – celle où le négatif, le refus de l’ordre du monde se sont exprimés de la façon la plus directe et la plus pure : le film Hurlements en faveur de Sade (“ Ce que, chez moi, a déplu d’une manière durable, c’est ce que j’ai fait en 1952. ”,Panégyrique, tome premier, Gérard Lebovici, Paris, 1989) et l’inscription NE TRAVAILLEZ JAMAIS tracée 1953 sur un mur de la rue de Seine.

En 1952, Debord a vingt ans.

Hurlements en faveur de Sade, 64 min., 1952

(Dédié à Gil J. Wolman)

On ne peut pas dire que Hurlements en faveur de Sade soit à proprement parler un film situationniste, mais il en comporte déjà tous les germes. C’est un film qui se revendique “lettriste” dès le générique, par sa bande son en forme de poème improvisé de Isidore Isou.

La bande-images du film se réduit à un écran uniformément blanc durant lequel cinq voix lisent des collages de textes tirés à la fois de publications de l’époque, d’articles de presse ou bien de créations originales de Debord. entrecoupées de silences où l’écran reste totalement noir (“Les yeux fermés sur l’excès du désastre”). Les voix, volontairement inexpressives, ont été enregistrées par Gil J. Wolman, Guy-Ernest Debord, Serge Berna, Barbara Rosenthal et Jean-Isidore Isou. Il n’y a pas le moindre accompagnement ou bruitage. La dernière séquence, qui est noire, dure 24 minutes.

Au début du film, l’une des voix annonce : “Guy Debord devait monter sur scène avant la projection de ce film et annoncer : Il n’y a pas de film. Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir de films. Passons si vous le voulez bien au débat.”

Fin avril 1952, le texte du film avait paru dans l’unique numéro de la revue Ion, précédé de Prolégomènes à tout cinéma futur. Ce manifeste montre Debord tributaire encore de l’esthétique du premier lettrisme, dans la mouvance d’Isidore Isou et de ses zélateurs; cependant, une insatisfaction s’y fait jour, prélude à un dépassement du lettrisme : “ mais tout ceci appartient à une époque qui finit, et qui ne m’intéresse plus ”. Debord, avec Gil J Wolman (à qui le film est dédié), Jean-Louis Brau et Serge Berna, s’apprêtait à faire sécession.

17 juin 1952 : le film est achevé.

30 juin 1952 : Projection de Hurlements en faveur de SadePar le scandale provoqué, l’animateur du ciné-club “dit d’Avant-garde” dans les locaux du Musée de l’Homme la fait interrompre, dans une ambiance tumultueuse, au bout d’une vingtaine de minutes.

13 octobre 1952 : Hurlements en faveur de Sade est intégralement projeté au ciné-club du quartier latin, dans la salle des Sociétés Savantes, rue Danton. Séance qui tourne au pugilat. Certains se mettent à hurler, à crier au scandale, les injures fusent…

7 décembre 1952 : L’Internationale Lettriste est le nom que les dissidents donnent au groupe. Fondation de l’I.L. lors de la “Conférence d’Aubervilliers”, qui réunit Debord et ses trois comparses. Et ils s’entendent sur quelques règles et une ambition fondamentale : “ C’est dans le dépassement des arts que la démarche reste à faire”. Il faut rompre le cadre d’une quelconque production artistique pour transformer la vie même.

“ ” En 1957, Debord avec son film Hurlements en faveur de Sade annonce la fin du cinéma : on y voit une séquence de vingt-quatre minutes pendant laquelle l’écran reste noir. ” [Globe, février 1990] Je l’ai même fait encore un peu plus tôt, et le preuve s’en est fait attendre cinq années de plus puisque l’affreux exploit, en vérité, a offensé l’année 1952. Et le titre seul n’avait-il pas suffit à faire voir la mentalité d’une sinistre jeunesse? La suite s’en est montrée digne. ”

(“Cette mauvaise réputation…”, 1993, p. 62)

“ Je dois convenir qu’il y a toujours eu dans mon esthétique négative quelque chose qui se plaisait à aller jusqu’à la néantisation. Est-ce que ce n’était pas très authentiquement représentatif de l’art moderne? ”

(“ Cette mauvaise réputation…”, 1993, p. 69)

“ Après toutes les réponses à contretemps, et la jeunesse qui se fait vieille, la nuit retombe de bien haut. ”

(Hurlements en faveur de Sade, 1952)

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In girum imus nocte et consumimur igni105 min., mars 1978, 35 mm, n&b.

Célèbre palindrome latin qui signifie : “Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu”

Ecrit et réalisé par Guy Debord, tourné en 1977, produit par Simar Films.

Musique : François Couperin, Benny Golson [“Whisper Not”, Jazz Messengers d'Art BLAKEY au Club Saint-Germain en 1958]. On peut supposer que Debord et ses amis ont assisté à ce concert des Jazz Messengers d’Art Blakey au Club Saint-Germain en 1958 (sans payer?…), durant lequel Benny Golson interprétera sa composition ” Whisper Not” qui revient plusieurs fois (tirée précisément de cet enregistrement en public) dans le film In girum.

Debord, avec In girum imus nocte et consumimur igni, en amorçant un mouvement de remémoration dans une perspective historique, est revenu, en paroles et en images, avec une grande poésie, sur ce moment qu’il qualifie de “point culminant du temps” (avant d’y revenir encore dans les deux tomes dePanégyrique).

On peut voir dans In girum imus nocte et consumimur igni comme un film qui dénonce le public culturel, et y voir une critique des relations sociales qui découlent des conditions d’existence et les raisons qui font que le public est si lent à les changer; une critique d’un monde de la représentation sacralisée; une critique du cinéma; le Paris des années cinquante et le groupe de jeunes dont fait partie Debord; la naissance de l’Internationale situationniste. Et une méditation sur les conditions de l’homme : l’inconstance, l’ennui, l’inquiétude, écartelés entre l’expérience de l’éphémère et l’aspiration à la permanence et la stabilité, dans le cours irrésistible du devenir.

Une méditation sur l’eau du temps qui passe, et le feu du désir. En citant, entre autres, Bossuet, Sun Tze, Clausewitz, L’Arioste, Li Po, Dante, Musil, Pascal, Omar Khayyam, Shakespeare, La Bible, Hegel, la B.D.  de Harold Foster “Prince Vaillant”…

“ C’est une société, et non une technique, qui a fait le cinéma ainsi. Il aurait pu être examen historique, théorie, essai, mémoires. il aurait pu être le film que je fais en ce moment ”

(In girum imus nocte et consumimur igni, 1978)

“ De toute façon, on traverse une époque comme on passe la pointe de la Dogana, c’est-à-dire plutôt vite. Tout d’abord, on ne la regarde pas, tandis qu’elle vient. Et puis on la découvre en arrivant à sa hauteur, et l’on doit convenir qu’elle a été bâtie ainsi, et pas autrement. Mais déjà nous doublons ce cap, et nous le laissons après nous, et nous nous avançons dans des eaux inconnues. ”

(In girum imus nocte et consumimur igni, 1978)

Pierre Delgado


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