Saint-Maur-des-Fossés, samedi soir. Patiemment, nous attendons qu’il passe au vert, le feu rouge.
Sur notre gauche, un jeune homme casqué, vissé sur la selle de son scooter.
Il est aux aguets, les yeux rivés sur le feu, inquiet. Je me dis que, somme toute, c’est normal ce stress, tant je le sais, un livreur est soumis à la dure loi du “timing”. Trente minutes, et pas une de plus, pour une livraison ; au-delà, ça barde, et copieux, pour son matricule. Mais tout de même, il m’a l’air bien plus stressé que la moyenne, ce garçon.
Comme s’il voulait provoquer le changement de couleur, il s’avance un peu, les doigts crispés sur le guidon. Désormais nous voyons le scooter dans sa totalité. Alors, je comprends.
A l’arrière, au-dessus du panier métallique contenant les victuailles (japonaises) à livrer, une pancarte. On ne peut la rater tant elle est proéminente et blanche. En noir, il y est inscrit ceci :
“Que pensez-vous de ma conduite ?”.
Et “vous”, c’est moi, c’est toi, c’est nous. Bref, ça peut être n’importe qui.
Ainsi donc, je (tu-elle-nous-vous-ils) suis autorisé à juger (?) de la conduite de ce garçon, et si elle me déplaît, je peux contacter son entreprise, le numéro de téléphone étant indiqué, bien en évidence, sur la pancarte, tout comme le nom de code du livreur (en l’occurrence, il se résume à une lettre et un chiffre) permettant à son patron de l’identifier, et, le cas échéant, de le congédier.
Ainsi donc, je peux balancer ce garçon. Le dénoncer. On m’y invite en caractères gras. Oui, je pourrais, comme ça, par un simple coup de fil, lui faire perdre son emploi. Même s’il n’aurait rien brûlé, dépassé ou éraflé. Juste par cruauté. Ou par désœuvrement. Après tout, qu’est-ce qui m’en empêcherait, moi comme n’importe qui d’autre ?
Enfin quoi, ce garçon, ce livreur, n’est-il pas, par son entreprise, livré au pire ? Car, si “le monde” est tel que le décrivait Arthur Schopenhauer, soit peuplé “à plus des cinq sixièmes” par “des gredins, des fous ou des imbéciles” [*], vous imaginez bien que ce pauvre garçon a toutes les raisons de se faire du sushi ... du souci, flipper sa race, stresser à grosses gouttes, de maudire ce feu rouge qui durant un peu trop, l’expose par sa pancarte (ignoble et humiliante à la fois) aux sombres vicissitudes de la nature humaine.
Ainsi donc, voilà le monde dans lequel nous vivons ou – s’il n’est pas trop tard - l’on nous invite à vivre. C’est à ce monde-là qu’il faut dire non. C’est ce monde-là qu’il faut combattre. Celui du fichage et du “flicage” (via une pancarte ou un système GPS) à tout crin. Celui qui autorise le quidam lambda, sous couvert de l’alibi de citoyenneté, à dénoncer qui il veut, quand il le veut, et selon son humeur. Sa nature.
Ce qu’il faut dénoncer (et refuser) haut et fort, c’est cette nouvelle et inquiétante tendance, la surveillance par tous les moyens possibles des salariés par leur entreprise, ou ici, par le tout-venant. Ne pas se dire que ça n’a aucune importance, qu’on ne peut rien y faire, que c’est comme ça, sinon, cela signifierait que plus rien de rien n’aurait d’importance et que nous serions d’accord pour être demain, et plus encore qu’aujourd’hui, livrés au pire (que nous sommes).
[*] Extrait de A Soi-Même, recueil de notes intimes d’Arthur Schopenhauer [Éditions de l’Anabase, 1992]