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Science : peut-on tout dire sur le net?

Publié le 26 octobre 2007 par Timothée Poisot

Comment un moyen de communication scientifique aussi puissant et prometteur que le web finit-il par devenir préjudiciable aux professionnels qui font l’effort de l’investir ? Quelles sont les limites de la communication scientifique sur le web, et dans quelle mesure ses acteurs peuvent-ils contrôler ses dérives ? Comment l’idéal de liberté du scientifique peut-il s’acoquiner avec un medium aussi retors ? L’actualité récente fournit quelques réponses à ces questions brûlantes, qui ne nous incitent pas à être optimistes.

Billet écrit à quatre mains : les miennes, mais avant tout celles de Tom
Merci à Enro pour avoir joué le rôle du referee

Ainsi, le site web de Vincent Fleury a été récemment fermé par son institution, suscitant l’incompréhension chez de nombreux internautes, dont les auteurs de ce billet. Pourtant, Vincent Fleury a tout pour plaire : physicien médiatique, il n’hésite pas à se lancer dans des travaux de vulgarisation, ayant publié plusieurs livres à destination du grand public. Seulement, son dernier livre, De l’oeuf à l’éternité, dérange. Rappelons en quelques mots les faits ;De l’oeuf à l’éternité propose une théorie nouvelle et audacieuse de la gastrulation chez les tétrapodes (on pourra remarquer que la cote Dewey  de ce livre dans de nombreuses bibliothèques universitaires est 575 : Evolution). Pour Vincent Fleury, la formation des membres des vertébrés est un processus purement physique, basé sur une brisure de symétrie simple, aboutissant notamment à la formation de quatre tourbillons, chacun correspondant à un des membres (voir sur tomroud.com pour un résumé plus complet de la théorie). Vincent Fleury en tire une conclusion sur “le sens de l’évolution” (sous-titre de son livre) : pour ainsi dire, l’évolution du plan d’organisation du corps des tétrapodes est prédictible, dans la mesure où elle repose sur un seul paramètre, l’enroulement plus ou moins important du flot de cellules dans l’embryon. Un “sens” de l’évolution qui en gêne plus d’un…

Beaucoup de reproches ont été faits à Vincent Fleury. Le premier reproche, c’est d’avoir publié sa théorie dans un livre destiné au grand public. En effet, la pratique en science veut que tous travaux scientifiques soient d’abord et avant tout publiés dans des revues à comité de lecture, afin d’être évalués par des pairs des scientifiques. Objection! L’usage dans les sciences dures est maintenant de publier d’abord — et parfois uniquement — hors du circuit des revues, en passant par exemple par… internet et le système arXiv. Objectons également que la revue par les pairs n’a pas que des aspects positifs. Certes, elle permet de séparer le bon grain de l’ivraie mais elle peut aussi bloquer la publication de certaines théories “trop audacieuses”. L’un des exemples les plus frappants est sans doute celui de Leigh Van Valen. Ce paléontologue a eu, en 1973, une intuition géniale sur la coévolution des organismes, qu’il a formalisée sous le nom de “théorie de la Reine Rouge“. Son article (A new evolutionary law) a été refusé à l’issue de la revue par les pairs. Van Valen, confiant dans sa théorie, a réagi en créant la revue Evolutionary Theory, dans laquelle il a publié son papier. C’est à l’heure actuelle l’un des articles les plus cités en biologie évolutive.

Le deuxième reproche qu’on fait à Fleury, c’est de négliger certains aspects de la biologie. C’est vrai que parfois, on a le sentiment qu’un peu plus de feedback biologique serait nécessaire ; qu’il faudrait être moins affirmatif sur l’inutilité des gènes (ou tout simplement prendre en compte et expliquer les expériences de manipulation du développement effectuées uniquement à l’aide de manipulations génétiques) ou sur le darwinisme. Néanmoins, on peut rétorquer également que les biologistes ont parfois tout aussi tendance… à négliger la physique. Car le phénomène de tourbillon décrit par Fleury est une conséquence directe de lois d’écoulement.

Il manquerait alors davantage à Fleury un aspect synthétique. Aspect qui n’émergera probablement que d’un dialogue entre les disciplines concernées : la biologie du développement et la physique. Ce dialogue demande évidemment d’abandonner une partie de ses convictions : le tout génétique pour les uns, le tout physique pour l’autre. Si ce dialogue se fait en bonne intelligence, et nous faisons toute confiance aux intéressés sur ce point, il n’est pas impossible de voir émerger un nouveau modèle pour le développement. Au grand dam des étudiants en biologie, forcés alors de se remettre à la physique.

Le troisième reproche fait à Fleury concerne son interprétation de l’évolution, et ses critiques de la théorie du darwinisime. Le milieu de la biologie est naturellement très méfiant vis-à-vis des critiques du “darwinisme”. Certes cette théorie date de 1859 (pour sa première version). Mais elle est à l’origine d’un pan entier des sciences du vivant. Qui plus est, la théorie de Darwin ne se limite pas à L’origine des espèces. La théorie de la sélection sexuelle, exposée dans La filiation de l’homme, peut être qualifiée de “très en avance sur son temps”, puisqu’elle est toujours en vigueur aujourd’hui. Les discussions existant autour des différentes théories expliquant l’évolution n’indiquent qu’une chose : ces théories sont fondées, et on cherche à les rendre encore plus explicatives.

Au final, quelles sont donc les causes de la fermeture du site de Vincent Fleury, un site semblable à tant d’autres sites de chercheurs à travers le monde ? Cela demeure une vraie question. Sa théorie dérange? Certains biologistes et évolutionnistes n’ont pas l’air de le prendre très au sérieux ; du côté des physiciens, on comprend le modèle physique, mais on ne connaît/comprend pas forcément la biologie. La défense de l’image d’une institution (l’université de Rennes, dans ce cas) ? Possible. L’opération de lobbying anti-Fleury menée, sous prétexte de discussion, par Antoine Vekris (de l’université de Bordeaux) a probablement joué. Moyennant quelques blogs virulents et des courriels envoyés à la hiérarchie de Vincent Fleury, il a réussi à faire suffisamment peur pour que la décision de censure soit prise sans autre forme de procès : le web est un espace où il est possible de faire beaucoup de bruit avec peu de moyens. Au détriment du bon sens, ou plus simplement de la réserve qu’il faut savoir maintenir dans un débat.

On peut établir un parallèle avec le cas de Michael Behe, et en tirer des informations sur la manière de réagir aux propos d’un membre de son institution. Michael Behe est un professeur de biochimie à l’Université de Lehigh (Etats-Unis). C’est aussi, à travers ses livres et ses colloques, un des partisans les plus actifs du Dessein Intelligent, ce créationnisme revisité (il est notamment proche de William Dembski et du Discovery Institute). On lui doit la théorie de la “complexité irréductible”, probablement une des plus tenaces au sein de la mouvance du Dessein Intelligent.

Pour une université, avoir dans ses rangs un partisan d’une théorie qui, sous ses airs scientifiques, n’a rien en commun avec la science, peut se révéler assez embarrassant. Il était donc logique d’assister a une réponse de la part de cette université. Et plutôt que de censurer Michael Behe, nos collègues outre-atlantique ont agi avec une rare intelligence : ils ont écrit un communiqué expliquant les vues du Department of Biological Sciences sur la théorie de Behe. Et quand un communiqué de ce type commence par l’assurance du “soutien sans faille à la liberté académique et à la libre circulation des idées”, on sait que ça va taper très fort.

Le département de Michael Behe, plutôt que de chercher à “cacher” ses idées, les met en avant, en expliquant qu’elles sont une insulte à la méthode scientifique, et ne méritent pas qu’on s’y arrête. Au lieu d’en faire un martyr, ils en font un original qu’il est préférable d’ignorer.

Mais le parallèle avec Vincent Fleury trouve ici ses limites. Les bases de la théorie physique de Fleury sont réelles. L’interprétation qu’il en tire fait peut-être dresser les cheveux sur la tête des évolutionnistes, mais contrairement au Dessein Intelligent, elle mérite discussion, et discussion au delà des clivages entre disciplines. Face au bruit provoqué par certaines personnes, sa hiérarchie a jugé préférable de le condamner au silence. On peut y voir le fait que nous sommes, en France, moins bien adaptés à la nouvelle place du web dans notre vie scientifique. La liberté qu’il apporte peut gêner en haut-lieu.

Toute cette histoire reflète donc, selon nous, les problèmes de parler de science sur internet, quand on est soi-même scientifique professionnel. Il y a malheureusement beaucoup de dangers, fondamentalement intrinsèques au web, où les discussions peuvent se poursuivre sans limites de temps, où l’on a vite fait de s’écharper sur des babioles, où l’on déteste ne pas avoir le dernier mot car on sait que les discussion qui devraient être purement orales resteront figées pour l’éternité dans le cache de Google, voire où l’on fait preuve de mauvaise foi et d’hypocrisie. Dans le processus scientifique classique, il se passe suffisamment de temps pour que tous ces effets soient un peu lissés ; à l’ère d’internet, medium instantané, il n’en est rien.

Quelle solution adopter ? On peut penser, comme certains philosophes français, qu’internet est irrécupérable au point d’en interdire l’usage à l’école. On peut, comme certains blogueurs du C@fé des sciences, privilégier l’anonymat pour retrouver une certaine liberté de parole et s’affranchir de son statut de chercheur dans la vraie vie. Heureusement, il reste aussi des enseignants et des éditeurs de revues fondamentalement confiants en internet et en particulier en les blogs scientifiques, y voyant au contraire, une chance pour l’éducation et la science elle-même : puissent-ils avoir raison.

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