OUTRENOIR
Un jour comme un autre si ce n’est qu’après une journée de travail on se rend à Beaubourg pour s’enivrer des « outrenoir » de Soulages, peintre du noir et de la lumière, relation du noir à la lumière, brous de noix, goudrons sur verres.
Au sommet de l’escalator qui abouti au 6e et dernier étage impression bizarre. Des armoires à glace style Schwarzenegger, vêtues de noir, cranes rasés, talky-walky, vous scrutent en contre plongée. Regards méfiants sur les arrivants, suivis des yeux, détaillés de la tête aux pieds ; jamais rien vu de pareil au Centre Pompidou. Je sais bien que les œuvres de Soulages atteignent des records dans les ventes, mais quand même…Passage devant l’entrée du restaurant Georges. Même décor, mêmes regards soupçonneux des body-guards filtrant l’accès au restaurant. On jette un œil vers le fond de la salle. Des oriflammes de la CGT sont scotchées sur les murs. Je reconnais l’affiche : « Ils bossent ici, ils vivent ici, ils restent ici ». C’est sûr, des sans papiers occupent le restaurant. Derrière les vitres on devine les ombres, une trentaine de noirs palabrent. On leur apportera notre solidarité « en revenant de l’expo ».
Deux heures plus tard, les yeux encore éblouis par les « outrenoir » de Soulages nous repassons devant le body-guard. Surtout pas d’hésitation, d’autant que mon blouson de cuir râpé, mon jean et mes boots, ne cadrent pas tout à fait avec la tenue vestimentaire des habituels dineurs de ce lieu assez mondain. Le vigile ne bronche pas ; un léger mouvement de son corps m’indique toutefois une petite hésitation. Notre allure assurée trompe sa méfiance ; « des clients » pense-t-il sûrement ! Les hôtesses, ravissantes, robes noires et décolletés, sourires ravageurs, dignes de figurer dans un casting de « Belles de nuits », nous accueillent avec empressement, menus à la main. Coup d’œil vers les clients attablés… en d’autres temps, Dutronc les aurait chantés « habillés par Cardin et chaussés par Carvil ». Malgré les sourires enjôleurs des hôtesses, nous bifurquons ; leurs regards deviennent hostiles, pire indifférents. Au pied de l’enveloppe aluminium du restaurant, regards interrogatifs des africains. « Bonjour on est communistes, on vient soutenir votre combat. » Mouvement autour de nous, on serre des mains, noires, illuminées de regards brillants. On parle de leur lutte, de celles des autres sans-papiers, on signe la pétition de la CGT. « Merci, merci », des dizaines de fois répétés…Chaleur humaine. Après un dernier « Tous ensemble on va gagner, vous serez tous régularisés », une haie se forme, elle nous accompagne jusqu’à la sortie. Nous ne prêtons même pas attention à l’une des plus belles vues panoramique de Paris, plongée dans le noir de la nuit.
Tristes de leur sort, fiers de leur combat, direction Métro Chatelet. Place de la fontaine des Innocents, au nom prédestiné ce soir là, drôle d’ambiance. Une dizaine de cars de police alignés le long du trottoir. Une vingtaine de policiers, en ligne eux aussi. Devant eux, sur un seul rang, face à la fontaine, une vingtaine de jeunes noirs. Un peu rastas pour certains, plutôt bien sapés. Ils ne bronchent pas, encadrés par les forces de l’ordre. Malaise de les voir ainsi, debouts, immobiles, offerts aux regards des noctambules qui passent sans s’arrêter. Une escouade s’éjecte des cars et arrive en courant vers les jeunes blacks. On s’approche, tout près des policiers, dans leur dos, bien décidés à intervenir au cas où. Regard suspicieux du pandore. Il hésite. La fouille au corps a débuté ; les mains tâtent les jambes écartées, ils ne bronchent pas, comme habitués à ce genre d’humiliation. J’ai envie de vomir. Le policier s’approche, fier de sa position : « Ca vous ennuierait de vous éloigner ? ». « Oui. On reste. Je suis journaliste, vous voulez voir ma carte ? » Changement d’attitude. « Qu’est-ce qu’ils on fait ? » « C’est un problème d’alcool ! » Bizarre, les jeunes ne titubent pas, ne parlent pas, ils n’ont pas l’air éméchés ; droits, dignes, face aux chasseurs de faciès. La fouille se déroule sans incident. On repart.
Bouche du métro Chatelet. File d’attente dans le couloir. Encore des agents de sécurité, en civil, même allure que ceux de Beaubourg. Seuls les blacks sont contrôlés. Malaise, énervement. Je lance : « Ras le bol de la France de Sarkozy, des flics et des vigiles. On se croirait en dictature ». Pas de réaction, ils feignent ne pas avoir entendu. Il est vrai que nous sommes blancs !
Métro, RER, arrivée à Chaville-Vélizy. Un homme se précipite hors de la rame, enjambe le muret de la gare pour rejoindre la rue, sans passer par l’issue habituelle. Il est black. Des aboiements rageurs résonnent dans la gare. Ils émanent d’un chien loup, mais surtout du vigile qui le tient en laisse. « Hé, toi, tu veux que je t’aide ? » s’époumone le supplétif, couvrant les aboiements de la bête. Les deux lui courent aux fesses. Raté ! L’homme est déjà dans un bus qu’il voulait tout simplement ne pas manquer ! Dégoût, envie de gerber.
Arrivé dans ma chambre je dois écrire, témoigner, raconter cette soirée, pour dénoncer cette traque aux africains, à ces français à la peau noire, humains autres, beaux comme des « outrenoir » de Soulages.
Jean-François Téaldi, journaliste, membre du Conseil national du PCF
Publié sur Bellaciao
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