Le 21 septembre 2009, Noam Chomsky, sans doute l'intellectuel le plus célèbre au monde et le moins connu en France, prenait la parole dans l’immense hall Nezahualcóyotl de l’Université Nationale Autonome du Mexique (Mexico), pour une intervention limpide. Entre dégonflage du mythe Obama et mise à nu de la politique étrangère américaine, un texte aussi riche que pertinent, traduit par le site Article XI. Version originale.
Le texte est long mais il mérite vraiment d'être lu. Il s'agit certainement de la vision la plus lucide que l'on puisse trouver sur le monde contemporain.
Quant on se penche sur les affaires internationales, il est important de garder à l’esprit plusieurs principes considérablement répandus et utilisés. Le premier est la maxime de Thucydide : les forts agissent tel qu’ils le veulent, et les faibles souffrent tel qu’ils le doivent. Elle a un corollaire majeur : les États puissants s’appuient sur des spécialistes de l’apologie dont la tâche est de démontrer que les actions des forts sont nobles et justes et que si les faibles souffrent, c’est de leur faute. Dans l’occident contemporain, ces spécialistes sont appelés « intellectuels » et, à quelques exceptions près, ils remplissent leurs fonctions avec habilité et bonne conscience, quelle que soit l’incongruité de leurs déclarations. Cette pratique remonte aux origines de l’histoire écrite.
Un second thème directeur fut exprimé par Adam Smith. Il parlait de l’Angleterre, la plus grande puissance de son époque, mais son observation peut se généraliser. Smith observait que les « architectes principaux » de la politique anglaise étaient les marchands et les fabricants, lesquels s’assuraient que leurs intérêts personnels soient bien servis par la politique, quelles qu’en soient les conséquences néfastes sur les autres (y compris sur le peuple anglais). Les plus durement touchés étant ceux qui souffraient de la « sauvage injustice des Européens », hors de l’Europe. Smith fut l’une des rares figures de son temps à s’éloigner de la pratique consistant à décrire l’Angleterre comme un pouvoir angélique unique dans l’histoire mondiale et se consacrant avec altruisme au bien-être des barbares. On a une illustration frappante de cette pratique intellectuelle dans la personne de John Stuart Mill, l’un des intellectuels occidentaux les plus intelligents et respectés. Dans un essai classique, il expliqua ainsi que l’Angleterre devait compléter la conquête de l’Inde à de pures fins humanitaires. Il l’écrivit alors que l’Angleterre y commettait ses pires atrocités. La véritable motivation de la poursuite de cette conquête était de lui permettre d’obtenir le monopole de l’opium et d’établir l’entreprise narcotique la plus extraordinaire de toute l’histoire mondiale, ceci afin de forcer la Chine, via des navires armés et du poison, à accepter les usines britanniques qu’elle ne voulait pas.
La description de Mill est la norme culturelle. La maxime de Smith est celle de l’histoire.
Aujourd’hui, les principaux architectes politiques ne sont pas des « marchands et fabricants », mais plutôt des institutions financières et des sociétés multinationales. Il existe une version mise à jour de la maxime de Smith : la « théorie d’investissement des politiques », élaborée par l’économiste politique Thomas Ferguson, qui considère que les élections sont des occasions pour des groupes d’investisseurs de s’allier afin de contrôler l’État, fondamentalement en achetant les élections. Ferguson a démontré que cette théorie était un très bon outil pour prévoir la politique sur une longue période.
En 2008, donc, nous aurions dû anticiper le fait que les intérêts des industries financières auraient la priorité dans l’administration Obama : elles étaient ses plus gros donateurs et nombre d’entre elles préféraient Obama à McCain. On en eut très vite confirmation. Le principal hebdomadaire économique, Business Week, exulte maintenant que le secteur des assurances a gagné la bataille du système de santé et que le secteur financier, responsable de la crise actuelle, en ressort indemne et même renforcé par cet énorme renflouage public, préparant déjà le terrain pour une prochaine crise comme l’indique le rédacteur en chef.
Les autres sociétés ont tiré de profitables leçons de ces triomphes et organisent désormais de grandes campagnes contre toute tentative, y compris modérée, de mise en place de mesures énergétiques et environnementales, sachant pertinemment que leurs succès priveront leurs petits-fils de tout espoir quant à une survie décente. Ce n’est pas que leurs dirigeants soient mauvais ou ignorants bien sûr, mais plutôt que les décisions sont des impératifs institutionnels. Ceux qui choisissent d’ignorer les règles sont exclus, quelquefois par des voies surprenantes.
Les élections aux États-Unis sont des aberrations largement dirigées par l’énorme industrie des relations publiques, laquelle s’est développée il y a un siècle de cela dans les pays les plus libres, l’Angleterre et les États-Unis, là où les luttes populaires avaient arraché assez de liberté pour que le public ne puisse facilement être contrôlé par la force. Par conséquent, les architectes politiques en ont déduit qu’il serait nécessaire de contrôler les attitudes et opinions. Le contrôle des élections est un des éléments de ce travail. Les États-Unis ne sont pas une « démocratie dirigée » comme l’Iran, où les candidats doivent être approuvés par les ecclésiastiques régnants. Dans les sociétés libres comme les États-Unis, ce sont les concentrations de capital privé qui approuvent les candidats, et pour ceux qui passent ce filtre, les résultats sont quasi déterminés par les sommes dépensées pendant la campagne.
Les dirigeants politiques sont bien conscients que l’opinion n’est pas du tout du même avis que les architectes sur de nombreux sujets. Par conséquent, les campagnes électorales se détournent des problèmes au profit des slogans, des bons mots, des personnalités et des commérages. Chaque année, l’industrie publicitaire décerne un prix pour la meilleure campagne marketing. En 2008, ce prix a été remporté par Obama devant Apple. Les cadres politiques étaient euphoriques. Ils se vantaient ouvertement du fait que c’était leur plus grand succès depuis qu’ils avaient commencé à vendre des candidats comme ils le font pour du dentifrice et des médicaments branchés. Cette technique a décollé pendant la période néolibérale, avec Reagan.
Dans un cours d’économie, on apprend que les marchés sont basés sur des consommateurs éclairés qui prennent leurs décisions de manière rationnelle. Mais quiconque regarde une publicité télé sait que les entreprises consacrent de grosses ressources à créer des consommateurs standardisés prenant des décisions irrationnelles. Les méthodes utilisées pour ébranler les marchés sont adaptées afin de saper la démocratie, créant un électorat profane qui prendra des décisions irrationnelles sur un faible éventail d’alternatives compatibles avec les intérêts des deux partis, lesquels devraient être considérés comme des factions concurrentes du parti unique des affaires. Dans le monde des affaires et celui de la politique, les architectes politiques ont régulièrement été hostiles aux marchés et à la démocratie, sauf en cas d’avantages temporaires. La rhétorique est différente bien sûr, mais les faits sont là.
La maxime d’Adam Smith comporte quelques exceptions très parlantes. Les politiques américaines envers Cuba depuis son indépendance il y a 50 ans en sont une illustration contemporaine essentielle. Les États-Unis sont une société libre tout à fait inhabituelle, nous avons donc un accès facilité aux documents internes qui révèlent la pensée et les plans des architectes politiques. Dans les mois qui suivirent l’indépendance, l’administration Eisenhower avait élaboré des plans secrets pour renverser le régime et avait mise en œuvre des programmes de guerre économique et de terreur, lesquels ont été brutalement intensifiés par Kennedy. Ces programmes ont continué de manières variées jusqu’à notre époque. Au départ, l’objectif déclaré était de punir suffisamment le peuple cubain afin qu’il renverse le régime criminel. Son crime fut identifié comme un « défi réussi » aux politiques états-uniennes, lesquelles remontaient aux années 1920, lorsque la doctrine Monroe annonça la volonté américaine de domination de l’hémisphère occidental, sans aucune tolérance pour toute interférence intérieure ou extérieure.
Alors que les politiques bipartisanes [2] envers Cuba s’accordent avec la maxime de Thucydide, elles rentrent en conflit avec le principe de Smith et nous donnent donc un aperçu particulier sur la formation des politiques. Depuis des dizaines d’années, le peuple américain est en faveur de la normalisation des relations avec Cuba. Si ignorer la volonté de la population n’a rien d’inhabituel, ce qui est plus intéressant dans ce cas c’est que de puissants secteurs du monde des affaires sont en faveur de la normalisation : l’agroalimentaire, les industriels de l’énergie, les sociétés pharmaceutiques et bien d’autres qui forment d’habitude le cadre politique. Leurs intérêts dans ce cas sont supplantés par un principe des affaires internationales délaissé par la littérature universitaire spécialisée. C’est ce qu’on pourrait appeler le principe de la Mafia. Le parrain ne tolère pas les exemples de « défi réussi », même de la part d’un petit épicier qui ne peut payer pour sa protection. C’est trop dangereux. Par conséquent, il faut le réprimer, et ce de manière brutale, afin que les autres comprennent que la désobéissance, le « défi réussi », n’est pas une option valable. Un défi réussi envers le maître peut être un « virus » qui « répand la contagion », pour emprunter un terme d’Henry Kissinger lorsqu’il préparait le renversement du gouvernement Allende. Cela a été et cela reste une doctrine importante de la politique étrangère américaine depuis sa période de domination globale, et a bien sûr de nombreux précédents. La politique américaine envers l’Iran depuis 1979 en est une autre illustration, que je n’ai pas le temps d’analyser ici.
La réalisation des intentions décrites dans la doctrine Monroe prit du temps, et il existe encore aujourd’hui des obstacles, mais l’objectif n’a pas changé et reste incontesté. Il a même pris plus d’importance vu que les États-Unis sont devenus le pouvoir mondial dominant après la Seconde Guerre mondiale, en évinçant leur rival britannique. Le raisonnement fut clairement expliqué. Par exemple, lorsque Washington se préparait à renverser le gouvernement Allende, le Conseil National de Sécurité nota que, si les États-Unis ne pouvaient pas contrôler l’Amérique Latine, ils ne pouvaient prétendre « obtenir un ordre satisfaisant ailleurs dans le monde », c’est-à-dire imposer leur domination efficacement au reste du monde. La « crédibilité » de Washington en aurait été entamée, comme l’a avoué Henry Kissinger. D’autres pourraient se tourner vers la désobéissance, s’inspirer des « défis réussis », si le virus chilien n’était pas détruit avant qu’il ne puisse « répandre la contagion ». Par conséquent la démocratie parlementaire au Chili devait disparaître, comme ça s’est passé à l’occasion du premier 11 Septembre, en 1973. Cet événement a disparu de l’histoire occidentale, bien qu’en termes de conséquences pour le Chili et ailleurs, cela surpasse de loin les terribles crimes du 11 septembre 2001.
Bien que ces trois principes (celui de la Mafia et les maximes de Thucydide et Smith) n’expliquent pas toutes les décisions de politique étrangère, ils en couvrent une large partie, tout comme le corollaire sur le rôle des intellectuels. Ils ne sont pas l’alpha et l’omega de la sagesse mais sont tout de même un bon début.
Avec cet arrière-plan en tête, tournons-nous vers le « moment unipolaire », sujet d’un grand nombre de discussions universitaires et populaires depuis l’effondrement de l’Union Soviétique il y a 20 ans, qui fit passer les États-Unis de principale superpuissance mondiale à seule superpuissance mondiale. Nous apprenons beaucoup sur la nature de la Guerre Froide et des évènements survenus depuis lors en regardant la façon dont Washington a réagi à la disparition de son ennemi mondial, de cette « impitoyable et monolithique conspiration » visant à s’emparer du monde pour reprendre la description de John F. Kennedy.
Quelques semaines après la chute du mur de Berlin, les États-Unis ont envahi le Panama. L’objectif était de kidnapper une brute mineure qui fut emmenée en Floride et condamnée pour des crimes qu’il avait pour la plupart commis alors qu’il était employé par la CIA. Il était passé d’ami estimé à suppôt de Satan en tenant tête aux politiques américaines : il traînait en longueur pour soutenir les guerres terroristes de Reagan au Nicaragua. L’invasion tua plusieurs milliers de pauvres gens selon des sources locales et remit en place le régime des narcotrafiquants et banquiers liés aux États-Unis. Ce n’était pas plus qu’une note de bas de page pour l’histoire, mais cela sortait du schéma habituel à bien des égards, notamment parce qu’il leur fallait trouver un nouveau prétexte. Il fut vite donné : la menace des narcotrafiquants hispaniques focalisés sur la destruction des EU. La « guerre contre la drogue » fut certes lancée par Nixon, mais elle prit un rôle nouveau et plus important au cours du moment unipolaire.
Le besoin d’un nouveau prétexte guida aussi la réaction officielle à l’effondrement de la superpuissance ennemie. En quelques mois, l’administration de Bush père exposa le nouveau cap de Washington : en bref, tout restera comme avant, mais sous de nouveaux prétextes. Nous avons toujours besoin d’un gros système militaire, mais pour une nouvelle raison : la « sophistication technologique » des puissances du Tiers-monde. Nous devons maintenir la « base industrielle de défense », un euphémisme pour désigner l’industrie de haute technologie soutenue par l’État. Nous devons maintenir les forces d’intervention pour les régions du Moyen-Orient riches en énergie, où les menaces importantes contre nos intérêts ne peuvent plus être rejetées sur le Kremlin, contrairement aux décennies de mensonges précédentes. Tout ceci passa discrètement et fut à peine signalé. Mais pour ceux qui cherchent à comprendre le monde, c’est très instructif.
Comme prétexte à interventions, la « guerre contre la drogue » était utile mais trop limitée. Un prétexte plus général était nécessaire. Les élites intellectuelles se mirent rapidement au travail et remplirent leur mission. Elles annoncèrent une « révolution normative » qui accordait aux États-Unis le droit d’ « intervention humanitaire », ceci pour les plus nobles des raisons bien entendu. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les victimes traditionnelles n’étaient guère convaincues. Au Sud, des conférences de haut-niveau condamnèrent amèrement « le soi-disant ’droit’ d’intervention humanitaire ». Un affinage était donc nécessaire, et le concept de la « responsabilité de protection » fut échafaudé à sa place. Ceux qui prêtent attention à l’histoire ne seront pas surpris de découvrir que les puissances occidentales exercent leur « responsabilité de protection » de manière extrêmement sélective, en parfaite correspondance avec les trois maximes. Les faits concordent de manière troublante et requièrent une agilité considérable de la part des classes intellectuelles – mais ceci est une autre histoire pertinente que je dois mettre de côté.
Une autre question qui passa au premier plan à l’aube du moment unipolaire fut celle du destin de l’OTAN. La justification traditionnelle de son existence était la défense contre l’agression russe. Avec la disparition de l’Union Soviétique, le prétexte s’évapora. Les esprits naïfs, qui font confiance à la doctrine en vigueur, s’attendaient à ce que l’OTAN disparaisse aussi. Bien au contraire, l’OTAN fut rapidement renforcé. Les détails en révèlent autant sur la guerre froide que sur ce qui a suivi et, plus généralement, sur la conception et l’application d’une politique étatique.
Alors que l’Union Soviétique s’écroulait, Mikhaïl Gorbatchev fit une concession sidérante : il accepta que l’Allemagne réunifiée rejoigne l’alliance militaire hostile dirigée par la superpuissance mondiale, malgré le fait que les Allemands aient à eux-seuls quasi anéanti la Russie deux fois au cours du siècle. Il y avait cependant un quid pro quo [3]. L’administration Bush promit à Gorbatchev que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Allemagne de l’Est, et encore moins plus loin à l’Est. Elle garantit aussi à Gorbatchev que « l’OTAN se transformera elle-même en une organisation plus politique ». Gorbatchev proposa aussi la création d’une zone dénucléarisée de l’Arctique à la Mer Noire, afin d’établir une « zone de paix » pour lever toute menace sur l’Europe, de l’Est ou de l’Ouest. Cette proposition fut rejetée sans examen.
Clinton a pris ses fonctions peu de temps après. Les engagements de Washington ont rapidement disparu. Il est inutile de faire des commentaires sur la promesse que l’OTAN deviendrait une organisation plus politique. Clinton a élargi l’OTAN à l’Est, et Bush a surenchéri. Obama a apparemment l’intention de poursuivre cette expansion. Juste avant le premier voyage d’Obama en Russie, son assistant spécial pour la Sécurité Nationale et les affaires eurasiennes informa la presse que « nous n’allons pas rassurer ou donner ou échanger quoi que ce soit aux Russes en ce qui concerne l’expansion de l’OTAN ou le système de défense anti-missiles ». Il faisait référence au programme américain de défense anti-missiles en Europe de l’Est et à l’adhésion de deux voisins de la Russie, la Géorgie et l’Ukraine, à l’OTAN. Ces deux décisions sont considérées par les analystes occidentaux comme de sérieuses menaces pour la sécurité russe, propres à enflammer les tensions internationales.
Il y a quelques jours l’administration Obama annonçait un réajustement de ses systèmes anti-missiles en Europe de l’Est. Cela a entraîné une foule de commentaires et de débats, qui, comme par le passé, ont habilement évité la question centrale.
Les systèmes sont vendus comme défense contre une attaque iranienne. Mais ce ne peut être le motif réel. Les chances d’une attaque iranienne par missile, nucléaire ou non, sont de l’ordre de celles d’un astéroïde percutant la Terre, à moins bien sûr que les dirigeants religieux n’aient une envie fanatique de mourir et de voir l’Iran instantanément incinéré avec eux. L’objectif des systèmes d’interception états-uniens, s’ils fonctionnent un jour, est d’empêcher toutes représailles en cas d’attaques américaine ou israélienne sur l’Iran, c’est-à-dire éliminer toute dissuasion iranienne. Les systèmes anti-missiles sont une arme de première frappe [4], et chaque côté l’a compris. Mais cela semble être un de ces faits qu’il vaut mieux laisser dans l’ombre.
Pour en revenir à l’OTAN, sa juridiction déclarée s’étend désormais encore plus loin que les frontières de la Russie. Le conseiller d’Obama à la Sécurité Nationale, le commandant de la Marine James Jones, préconise un élargissement de l’OTAN au sud et à l’est afin de renforcer le contrôle américain sur les sources énergétiques du Moyen-Orient. Le général Jones recommande aussi une « force de riposte OTAN », ce qui donnerait à l’alliance militaire dirigée par les États-Unis « beaucoup plus de flexibilité pour agir rapidement à très grande distance », un objectif sur lequel les États-Unis travaillent ardemment en Afghanistan. Lors d’une conférence de l’OTAN, le secrétaire général, Jaap de Hoop Scheffer, indiquait que « les troupes de l’OTAN doivent surveiller les oléoducs de gaz et de pétrole à destination de l’Occident » et, plus globalement, protéger les routes maritimes empruntées par les tankers et les autres « infrastructures cruciales » du système énergétique. Cette décision explique plus clairement les politiques post-guerre froide visant à réformer l’OTAN en une force d’intervention mondiale dirigée par les États-Unis, particulièrement préoccupée par le contrôle de l’énergie. Le rôle inclut vraisemblablement la protection du futur oléoduc de 7.6 milliards de dollars qui doit acheminer le gaz naturel du Turkménistan au Pakistan et à l’Inde en passant par la province afghane de Kandahar, où les troupes canadiennes sont déployées. La presse canadienne a rapporté que l’objectif était de « bloquer l’oléoduc concurrent qui devrait acheminer le gaz vers le Pakistan et l’Inde depuis l’Iran » et de « diminuer la domination russe sur les exportations d’énergie de l’Asie Centrale », soulignant sans détours quelques-uns des contours de ce nouveau « Grand Jeu » dans lequel la force d’intervention internationale sous direction américaine sera un protagoniste majeur.
Dès la fin de la seconde guerre mondiale, il était clair que l’Europe occidentale pouvait choisir de mener une politique indépendante, peut-être en conformité avec la vision gaulliste d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural. Dans ce cas le problème n’était plus qu’un « virus » puisse « répandre la contagion », mais qu’une pandémie abatte le système tout entier de contrôle global. L’OTAN était considéré comme un remède à cette menace. Son expansion actuelle et les ambitieux objectifs de la nouvelle OTAN continuent dans cette même voie.
Des questions se sont posées depuis l’avènement de ce moment unipolaire, et les solutions apportées correspondaient bien aux principes régissant les affaires internationales. Plus spécifiquement, les politiques se conforment de près aux doctrines d’ordre mondial formulées par des planificateurs américains de haut niveau durant la Seconde Guerre mondiale. Dès 1939, ils savaient que quelque soit le résultat de la guerre, les États-Unis deviendrait une puissance mondiale, évinçant la Grande-Bretagne. En conséquence, ils développèrent des plans pour que les États-Unis exercent leur contrôle sur une substantielle partie du globe. Cette « Grande Aire », comme ils la nommaient, devait comprendre au minimum l’hémisphère occidental, l’ancien empire britannique, l’extrême-Orient et les ressources énergétiques de l’ouest-asiatique. Dans cette « grande aire », les États-Unis détiendraient le « pouvoir incontesté » grâce à leur « supériorité militaire et économique » et agiraient de manière à s’assurer la « restriction de tout exercice de souveraineté » des États interférant avec leurs plans. Au début, les planificateurs pensèrent que l’Allemagne serait prédominante en Europe, mais lorsque la Russie commença à broyer la Wehrmacht, la vision devint plus large et la Grande Aire se dut d’ incorporer le plus de territoires possibles en Eurasie, avec au minimum l’Europe occidentale, cœur économique eurasien.
Des plans précis et rationnels d’organisation globale ont été développés, une “fonction” étant assignée à chaque région. Le Sud en général devait avoir un rôle de service : fournir des ressources, une main d’œuvre bon marché, des opportunités d’investissement et de marchés, ainsi que d’autres services comme l’importation des déchets et de la pollution. A cette époque les États-Unis n’étaient pas tellement intéressés par l’Afrique, elle fut donc confiée à l’Europe afin qu’elle l’ « exploite » pour sa reconstruction après-guerre. On aurait pu imaginer des relations différentes entre l’Europe et l’Afrique vu leur passé historique, mais cela n’a pas été envisagé. Par contraste, les réserves de pétroles du Moyen-Orient étaient considérées comme étant « une prodigieuse source de pouvoir stratégique » et l’ « un des plus formidables trésors matériels de l’histoire mondiale », la plus « importante aire stratégique dans le monde », selon les mots d’Eisenhower. Les planificateurs influents admettaient que le contrôle du pétrole moyen-oriental fournirait aux États-Unis un « contrôle important sur le monde ».
Ceux qui cherchent à mettre à jour de signifiantes continuités historiques se souviendront peut-être que les planificateurs de Truman faisaient écho aux doctrines des démocrates jacksoniens, un siècle plus tôt, à l’époque de l’annexion du Texas et de la conquête de la moitié du Mexique. Ces prédécesseurs avaient anticipé le fait que ces conquêtes fourniraient aux États-Unis un quasi monopole sur le coton, carburant de la première révolution industrielle : « Ce monopole, maintenant solide, place les autres nations à nos pieds », déclara le président Tyler. Par cet avantage, les États-Unis pourraient l’emporter sur la dissuasion britannique, le grand problème de l’époque, et se constituer une influence internationale sans précédent.
Des conceptions similaires ont guidé Washington dans ses politiques pétrolières. En conséquence, le Conseil National de Sécurité d’Eisenhower précisa que les États-Unis devaient supporter des régimes brutaux et sévères, bloquer la démocratie et le développement même si cela déclenchait une « campagne de haine contre nous », comme l’a observé le président Eisenhower, 50 ans avant que George W. Bush ne demande plaintivement « pourquoi nous haïssent-ils ? », avant de décider que ce doit être ainsi car ils haïssent notre liberté.
En ce qui concerne l’Amérique Latine, les planificateurs post-Seconde Guerre mondiale concluaient que la menace principale sur les intérêts des États-Unis était le fait de « régimes nationalistes radicaux [qui] séduisent les masses » et cherchent à satisfaire la « demande populaire d’amélioration immédiate des conditions de vie médiocres des masses » ainsi que le développement selon les besoins domestiques. Ces tendances rentrent en conflit avec l’exigence d’ « un climat politique et économique favorable à l’investissement privé », avec un rapatriement satisfaisant des profits et avec la « protection de nos matières premières ». Une part conséquente de l’histoire ultérieure provient de ces conceptions non-contestées.
Si on prend le cas particulier de Mexico, un atelier du Pentagone sur la stratégie de développement pour l’Amérique Latine constatait en 1990 que les relations mexico-américaines étaient « extraordinairement positives », indifférent aux élections volées, à la violence étatique, à la torture, au traitement scandaleux des travailleurs et paysans et à d’autres menus détails. Les participants à l’atelier avaient cependant un souci en perspective : la menace d’une « ouverture démocratique » au Mexique, qui, ils le craignaient, pourrait « installer un gouvernement plus intéressé à défier les États-Unis sur des bases économiques et nationalistes ». Le remède recommandé était un traité EU-Mexique qui « verrouillerait le Mexique dans » les réformes néolibérales des années 1980 et « lierait les mains des présents et futurs gouvernements » mexicains en ce qui concerne la politique économique. En bref, le NAFTA, dûment imposé par le pouvoir exécutif, en désaccord avec la volonté populaire.
Lorsque le NAFTA entra en vigueur en 1994, le président Clinton lança aussi l’opération Gatekeeper [5], qui militarisa la frontière mexicaine. Comme il l’expliqua, « nous n’abandonnerons pas nos frontières à ceux qui veulent abuser de notre passé de compassion et justice ». Il n’avait rien à dire sur la compassion et la justice qui avaient inspiré l’établissement de ces frontières, et n’expliqua pas comment, Grand Prêtre de la globalisation néolibérale, il gérait l’observation d’Adam Smith selon laquelle « la libre circulation de la main d’œuvre » est l’un des fondements du libre échange.
Le moment choisi pour l’opération Gatekeeper n’était certainement pas accidentel. Les analystes sensés avaient anticipé qu’ouvrir le Mexique à un flot d’exportations agroalimentaires fortement subventionnées ébranlerait tôt ou tard l’agriculture mexicaine, et que les entreprises mexicaines ne seraient pas capable de soutenir la compétition avec d’énormes sociétés aidées par l’État, lesquelles devaient être autorisées à opérer librement au Mexique selon le traité. Une conséquence probable était une hausse de l’émigration vers les États-Unis, à additionner à celle fuyant des pays d’Amérique Centrale, ravagés par la terreur reagannienne. La militarisation de la frontière fut une solution naturelle.
L’attitude populaire envers ceux qui fuient leurs pays (appelés “étrangers illégaux”) est complexe. Ils exécutent des services de grande valeur en tant que main d’œuvre très peu coûteuse et facilement exploitable. Aux États-Unis, l’agroalimentaire, le bâtiment et d’autres industries reposent massivement sur eux, et ils contribuent à la richesse des communautés où ils résident. D’un autre côté, ils réveillent le traditionnel sentiment anti-immigration. C’est un trait persistant et frappant de cette société d’immigrants, laquelle a un passé de traitement honteux envers les migrants. Ces dernières semaines, les frères Kennedy ont été érigés en héros américains. Vers la fin du 19e ils auraient dû passer devant des restaurants à Boston où des affiches indiquaient « Pas de chien ou d’Irlandais ». Aujourd’hui les entrepreneurs asiatiques sont à la tête de l’innovation dans le secteur de la haute technologie mais il y a un siècle, les actes d’exclusions racistes les auraient tenus à l’écart en tant que menace pour la pureté de la société américaine.
Quelles que soient les réalités historiques et économiques, les immigrants ont été perçus par les pauvres et les travailleurs comme une menace pour leurs boulots, quartiers et modes de vie. Il est important de garder à l’esprit que les gens qui protestent aujourd’hui ont de réels doléances. Ils sont victimes de la financiarisation de l’économie et des programmes néolibéraux de mondialisation conçus pour transférer la production à l’étranger et les mettre en compétition avec les travailleurs du monde entier, et donc baisser leurs salaires et avantages. Pendant ce temps, les professionnels diplômés sont protégés des forces du marché et les propriétaires et dirigeants s’enrichissent. À nouveau la maxime de Smith. Les répercussions sont sévères depuis les années Reagan et se manifestent de façon extrêmement déplaisante, comme on peut le voir actuellement en unes des journaux. Les deux partis politiques se battent pour savoir lequel des deux pourra proclamer avec le plus de ferveur son attachement à la doctrine sadique selon laquelle les soins médicaux doivent être refusés aux « étrangers illégaux ». Leur position est cohérente avec le principe juridique, établi par la Cour Suprême, selon lequel ces créatures ne sont pas des « personnes » selon la loi, et qu’ils ne disposent donc pas des droits accordés aux personnes. Au même moment, la Cour examine si les grandes sociétés ne devraient pas avoir la permission d’acheter les élections librement au lieu de le faire de manière détournée C’est un problème constitutionnel majeur, puisque les tribunaux ont établis que, contrairement aux sans-papiers, les entreprises sont des personnes réelles selon la loi, et ont en fait des droits bien supérieurs à celles faites de chair et de sang, tels ceux accordés par le mal nommé « accord de libre-échange ». Ces coïncidences parlantes ne suscitent aucun commentaire. La loi est bel et bien une solennelle et majestueuse affaire.
Le champ de planification est serré mais il permet quelques variations. L’administration Bush II est allée loin dans l’extrême du militarisme agressif et du mépris arrogant, y compris pour ses alliés. Elle a été durement désapprouvée pour ces pratiques, même par le courant traditionnel. Le second mandat de Bush fut plus modéré. Quelques-unes des personnalités les plus extrêmes furent renvoyées (Rumsfeld, Wolfowitz, Douglas Feith et d’autres) ; Cheney ne pouvait pas l’être car il était l’administration. La politique commença à se rapprocher de la norme. Alors qu’Obama entrait en fonction, Condoleezza Rice prévoya qu’il suivrait les politiques du second mandat de Bush, et c’est en gros ce qui s’est passé, hormis un style rhétorique différent qui semble avoir charmé beaucoup de monde, peut-être grâce au soulagement dû au départ de Bush.
Une différence fondamentale entre Bush et Obama fut très bien formulée par l’un des hauts conseillers de l’administration Kennedy, à l’époque de la crise des missiles à Cuba. Les planificateurs de Kennedy prenaient des décisions qui menaçaient littéralement l’Angleterre d’extinction, mais n’en informaient pas les Britanniques. A ce moment là, le conseiller définissait ainsi la « relation spéciale » avec la Grande Bretagne : elle est , disait-il, « notre lieutenant – le terme en vogue étant ’partenaire’ ». Naturellement, l’Angleterre préfère le terme en vogue.
Bush et ses sbires traitent le monde comme « nos lieutenants ». Ainsi, en annonçant l’invasion de l’Irak, ils informèrent l’ONU qu’elle pouvait suivre les ordres américains ou « ne plus avoir de raison d’être ». Une telle arrogance a bien évidemment suscité de l’hostilité. Obama a choisi une autre méthode : il reçoit les dirigeants et les peuples du monde poliment, en tant que « partenaires », et c’est seulement en privé qu’il continue à les traiter comme des « lieutenants ». Les dirigeants étrangers préfèrent cette approche et le public est aussi parfois hypnotisé par cette attitude. Mais il est sage de s’en tenir aux faits et non au comportement rhétorique et plaisant. Les faits racontent une histoire différente d’habitude, et ce cas là ne fait pas exception.
Le système mondiale actuel reste unipolaire dans un domaine, celui de la force. Les États-Unis dépensent quasiment autant pour la force militaire que le reste du monde réuni, et sont bien plus avancés en ce qui concerne la technologie de destruction. C’est aussi le seul pays à avoir des centaines de bases militaires tout autour du monde et à occuper deux pays dans les régions cruciales pour la production d’énergie. Il y établit des méga-ambassades gigantesques, de l’ordre d’une ville à l’intérieur de la ville, ce qui est une claire indication de ses intentions futures. A Bagdad, les coûts prévisionnels de la méga-ambassade sont de 1.5 milliard de dollars cette année et de 1.8 dans les prochaines années. Le coût de leurs équivalents au Pakistan et en Afghanistan est inconnu, tout comme le futur des énormes bases militaires établies en Irak.
Le système mondial de bases est maintenant étendu à l’Amérique Latine. Les États-Unis ont été expulsés de certaines bases en Amérique du Sud, le plus récemment de Manta en Équateur, mais se sont arrangés ces derniers temps pour en utiliser sept nouvelles en Colombie, en espérant probablement garder celle de Palmerola au Honduras, qui a joué un rôle centrale dans les guerres terroristes de Reagan. Dissoute en 1950, la quatrième Flotte US a été réactivée en 2008, peu de temps après l’invasion colombienne de l’Équateur. Son champ d’action couvre les Caraïbes, l’Amérique Centrale et du Sud ainsi que les eaux environnantes. La marine définit ses « diverses opérations » comme la lutte contre les trafics illégaux, la coopération régionale en matière de sécurité, l’interaction entre les forces armées et les formations militaires bilatérales ou multinationales. La réactivation de la flotte a naturellement provoqué un tollé et l’inquiétude des gouvernements brésilien, vénézuélien et autres.
Les inquiétudes sud américaines ont aussi été éveillées par un document d’avril 2009 de la US Air Mobility Command (Commandement de la Mobilité Aérienne), qui propose que la base de Palanquero en Colombie devienne un « endroit de sécurité coopérative » à partir duquel les « opérations de mobilité pourraient être effectuées ». Le rapport notait que de Palanquero, « presque la moitié du continent peut être couvert par un C-17 (avion militaire) sans ravitaillement ». Ceci pourrait former un élément de la « stratégie d’acheminement global » , qui « aide à la réalisation de la stratégie d’engagement régional et facilite la mobilité de l’acheminement vers l’Afrique ». Pour le présent, le document conclut que « la stratégie de placer [la base] à Palanquero devrait être suffisante concernant la capacité de portée aérienne sur le continent sud-américain », mais poursuit en envisageant des options pour étendre le système à l’Afrique avec des bases additionnelles, qui doivent former une partie du système de surveillance, de contrôle et d’intervention globale.
Ces plans font partie d’une politique plus générale de militarisation de l’Amérique latine. L’entraînement des officiers latino-américains a fortement augmenté dans la dernière décennie, bien au dessus des niveaux de la Guerre Froide. La police se forme aux tactiques d’infanterie légère. Leur mission est de combattre les « gangs de jeunes » et le « populisme radical », ce dernier terme n’étant que trop bien compris en Amérique latine.
Le prétexte est celui de la « guerre contre la drogue ». Mais, même si nous acceptons la singulière affirmation selon laquelle les EU ont le droit de mener cette « guerre » dans des pays étrangers, il est difficile de le prendre au sérieux. Les raisons sont connues, elles ont été redites en février par la commission sur les drogues et la démocratie, dirigée par les anciens présidents sud américains Cardoso, Zedillo et Gaviria. Leur rapport conclut que la guerre contre la drogue a été un échec complet et appelle à changer radicalement de politique, en se détournant des mesures brutales vers d’autres plus efficaces et beaucoup moins coûteuses.
Des études menées par le gouvernement américain et d’autres ont démontré que les mesures les plus efficaces en terme de rentabilité pour contrôler l’usage de drogue était la prévention, le traitement et la pédagogie. Elles ont aussi démontré que les mesures les moins efficaces et les plus coûteuses sont les opérations à l’étranger telles que la prohibition et la fumigation. Le fait que les méthodes les moins efficaces et les plus coûteuses soient constamment choisies à la place d’autres bien supérieures suffit pour nous indiquer que les buts de la « guerre contre la drogue » ne sont pas ceux annoncés. Pour déterminer les véritables buts, nous pouvons adopter le principe juridique, selon lequel les retombées prévisibles donnent une indication de l’intention. Et les conséquences ne sont pas inconnues. Les programmes impliquent une contre-insurrection à l’étranger et une forme de « purge sociale » à domicile, en envoyant un grand nombre de personnes superflues, principalement des hommes noirs, en prison. C’est un phénomène néolibéral qui a mené au plus haut taux d’incarcération mondial, et de loin, depuis que le programme a débuté il y a 30 ans.
Les raisons de la renaissance à grande échelle de la « guerre contre la drogue » de Nixon n’étaient pas du tout occultées. Nixon et la droite, rejoint par une majorité des élites, faisaient face à deux problèmes cruciaux au début des années 1970. Le premier était l’opposition grandissante à la guerre du Vietnam, qui commençait à franchir une limite qu’il fallait défendre avec zèle. Quelque-uns accusaient même Washington de crimes, et non pas simplement d’erreurs commises par excès de naïveté et bienveillance comme le déclaraient les commentateurs libéraux, obéissant en cela à la logique bien établie de Thucydide. Un problème apparenté était l’activisme, particulièrement parmi les jeunes, qui provoquait un « excès de démocratie » selon les avertissements d’intellectuels libéraux. Ils demandaient la restauration de l’obéissance et de la passivité ainsi que l’application par Nixon de mesures beaucoup plus brutales.
La guerre contre la drogue fut le remède parfait. Avec la participation enthousiaste des médias, le mythe d’une « armée d’accro » renversant la société lorsque les troupes brisées rentreraient à la maison fut cuisiné, le tout sur fond de complot sournois des communistes. Walter Cronkite, chef des médias libéraux, déclara que « Les communistes [Au Vietnam] combattent les troupes américaines non seulement avec les armes mais aussi avec les drogues ». Ses collègues se lamentaient que la « pire horreur à avoir émergé de la guerre » était le fléau de la dépendance à la drogue des troupes américaines (Stewart Alsop). D’autres intervinrent aussi sur ce sujet, de manière étonnamment similaire. Le fléau était un mythe complet, comme l’a démontré l’historien Jeremy Kuzmarov, bien qu’il y ai eut en effet une dépendance extrêmement forte à l’alcool et plus encore au tabac. Mais le mythe fit admirablement affaire pour son double rôle. Les EU étaient devenues les victimes des Vietnamiens, non les auteurs de crimes contre eux, et l’image sacrée de la « ville sur la colline » [6] fut préservée. Les fondations étaient posées pour une campagne nationale « Loi et Ordre » visant à discipliner ceux qui s’égaraient au-delà des limites de subordination à la doctrine et au pouvoir. Le succès fut conséquent. Sans susciter aucune critique ou commentaire, le président Carter pouvait expliquer que nous n’avions aucune dette envers les vietnamiens, car la « destruction était mutuelle ». Pour Reagan la guerre était une « noble cause » et le président Bush Sr. put continuer à informer les vietnamiens, sans aucune objection publique, que nous ne pourrions jamais pardonner leurs crimes envers nous, mais que par compassion nous serions d’accord pour les laisser rejoindre le monde que nous dirigions. Pour cela, il fallait qu’ils démontrent leur bonne volonté en s’occupant du seul problème moral subsistant : cette « noble cause » qui consistait à se dévouer afin de retrouver les ossements des pilotes américains abattus alors qu’ils bombardaient le Vietnam.
Si les succès ont été conséquents, ils furent loin d’être complets. L’activisme a non seulement continué mais s’est aussi développé, ce qui a eu pour la société des effets civilisateurs importants.
Bien que le monde soit unipolaire sur le plan militaire, cela n’est plus le cas depuis quelque temps sur le plan économique. Au début des années 1970 le monde devenait économiquement « tripolaire », avec des centres comparables en Amérique du Nord, Europe et dans le nord-est de l’Asie. De nos jours l’économie mondiale est devenue encore plus diverse, particulièrement avec la rapide croissance d’économies asiatiques défiant les règles néolibérales du « consensus de Washington ». L’Amérique latine aussi se défait de ce joug. Les efforts états-uniens pour la militariser sont une réponse à ces développements (particulièrement en Amérique du Sud), qui, pour la première fois depuis les conquêtes européennes, commencent à s’adresser aux problèmes fondamentaux qui ont empoisonné et continuent d’empoisonner le continent. Il y a les prémices de mouvements vers l’intégration de pays auparavant orientés vers l’Ouest, et aussi de diversification de l’économie et des relations internationales. Les questions d’intégration interne sont encore plus significatives. Il y a enfin des efforts sérieux pour s’adresser à la pathologie latino-américaine de gouvernance par d’étroits secteurs nageant dans l’opulence au beau milieu d’un océan de misère, les riches étant exempts de responsabilité si ce n’est de celle de s’enrichir, contrairement à l’Asie de l’est. Une de ces mesures concerne la fuite des capitaux. En Amérique Latine elle atteint presque le montant de l’étouffante dette. Dans les pays d’Asie de l’est elle a été fermement contrôlée. En Corée du Sud par exemple, pendant la période de forte croissance, l’exportation de capital était passible de peine de mort.
Ces développements en Amérique latine, parfois menés par d’impressionnants mouvements populaires de masse, sont d’une grande importance. Ils suscitent bien évidemment des réactions amères de la part des élites traditionnelles, supportées par la superpuissance voisine. Les obstacles sont immenses mais s’ils sont surmontés, cela pourrait changer de façon significative le destin de l’Amérique latine et entraîner de véritables conséquences ailleurs.