Mes souvenirs sur OSCAR WILDE par Jean JOSEPH RENAUD

Par Bruno Leclercq

Après Ernest La Jeunesse et son Oscar Wilde à Paris, après La Pièce qui n'a pas cours, l'un des contes parlés d'Oscar Wilde, recueillis et rédigés par Guillot de Saix, une coupure de presse dont j'ignore l'origine (circa 1935/36), me permet de donner les Souvenirs sur Oscar Wilde de Jean Joseph Renaud qui fit parti lui aussi des "amis" parisiens de l'auteur de Salomé.
Jean Joseph Renaud est l'auteur de la traduction et de la préface d'Intentions (P.V. Stock, Bibliothèque cosmopolite, 1905), préface dont il se servira pour certains passages de l'article ci-dessous. Mais Renaud ou Joseph-Renaud, ne fut pas seulement le traducteur et ami de Wilde, et pour en savoir plus sur ce fameux bretteur, boxeur, judoka, écrivain et cinéaste, il faut lire la notice que lui consacre Gille Picq sur son site consacré à Laurent Tailhade, et l'article du même, intitulé Jean Joseph-Renaud à la rescousse d'Octave Mirbeau.

Mes Souvenirs sur Oscar Wilde
Par Jean Joseph Renaud


William Morris disait : Avoir vécu en Angleterre au XIXe siècle et ne pas avoir entendu Oscar Wilde parler, c'est comme avoir existé en Grèce au temps de Périclès et ne pas avoir vu le Parthénon »
Les pages les plus brillantes d'Oscar Wilde ne sont qu'un lointain reflet de sa parole. Même le « Portrait de Dorian Gray », même « Intentions », même « Salomé » ne valent pas sa conversation. Pareil don a son tragique revers ; un maître du langage ne se survit pas. Quand tous ceux qui l'ont entendu seront au champ du repos, il ne demeurera plus dans la mémoire humaine que comme une silhouette indécise.
Des écrivains français qui eurent la joie magnifique d'entendre Oscar Wilde, je suis le seul survivant. Ma famille connaissait celle de sa femme. Aussi, tout jeune lycéen, j'ai été plusieurs fois « chez les Wilde », avec mon père, 19, Tite Street, Londres. Je revois ce cabinet de travail aux blanches boiseries où présidait l'Hermès de Praxitèle. Près de la haute cheminée s 'alignaient le portrait de Sarah Bernhardt par Bastien Lepage, celui d'Oscar Wilde par Arthur Pennington, celui d'une vieille femme par Whistler. Mrs Wilde que l'on appelait par courtoisie Lady Wilde, inclinait pour ses hôtes une grande théière à manche de malachite. J'admirais ses beaux bras nus davantage que son tact, car elle questionnait les gens, successivement, sans attendre qu'on ai fini de répondre : « Cher Mr W. quel livre préparez-vous ?... » - « Un essai que j'ai beaucoup travaillé sur... » - « Vous Mr X., exposerez-vous bientôt une toile ? » - « Oui, lady Wilde, sans doute au mois de... » - « Et vous, cher Y., quand donnez-vous une comédie nouvelle ? » - « Bientôt peut-être, si... » - « Lord A., encore un peu de thé ?... » Et ainsi de suite. Elle fut une des tragédies d'Oscar Wilde.
Il arrivait en fin d'après-midi, trop tard pour le thé. Gras, pas encore obèse, un peu vouté, en veston clair à carreaux comme un homme de turf, les yeux bleus des Irlandais, le visage fort brun posé sur le large et haut faux-col des lords de l'époque, la denture déjà peu saine, il n'offrait pas un aspect remarquable. Mais dès qu'il prenait la parole on se taisait car il exprimait les notions les plus usuelles dans une forme brillante, extrêmement imprévue, qui les amplifiait, transformait. Des paradoxes ? Non ! De simples vérités qui, offertes sous ce jour, donnaient à réfléchir tout en amausant. Par exemple celle-ci dont je me souviens, lorsque l'odieux Alfred Douglas publia sur lui un livre infâme : « Tout grand homme a ses disciples, mais c'est toujours Judas qui écrit la biographie. »
J'ai entendu là Oscar Wilde raconter ou plutôt murmurer quelques-uns de ses contes que M. Guillot de Saix a recueillis, ressuscités, en un volume qui constitue un acte étonnant de nécromancie littéraire. Notamment la légende de ce jeune pêcheur qui, chaque soir, au retour de la mer, prétend avoir vu des sirènes ; un jour, il en rencontre vraiment une – et il ne prétend pas, le soir, avoir vu des sirènes. Celle du sculpteur qui, avec le bronze de « la Douleur qui dure pour toujours » façonne la statue du « Plaisir qui ne dure qu'un moment. »
Il feignait d'improviser ces récits, mais sa femme s'écriait parfois : « Mais, Oscar, hier, vous avez raconté cela d'une façon différente ! » Il arrivait aussi qu'ayant entendu à diverses reprises un conte, cela l'agaçait de l'écouter une fois de plus ; alors tandis que son mari s'efforçait de revêtir ses phrases, terminait elle-même le récit.
Rhétoricien de Condorcet, j'eus, quelques années, plus tard, la bonne fortune de déjeuner avec lui et une dizaine d'invités, chez Mme Lloyd, rue Vivienne. Quand, en retard d'une demi-heure, il entra dans le salon, le célèbre esthète fit d'abord une assez mauvaise impression. De son énorme cravate verdâtre, une améthyste jetait des feux sournois ; au revers de sa redingote, une orchidée se recroquevillait. Sans écouter les présentations, il s'assit et, d'un ton épuisé, il pria Mme Lloyd de faire clore les volets de la salle à manger et d'allumer des bougies. Il se sentait incapable de supporter la lumière du jour. A table, on dut bouleverser le couvert parce que les fleurs éparses sur la nappe, étant mauves, lui eussent porter malheur. Aussitôt, il s'elpara de la conversation. Quelle déconvenue, cette fois ! Il questionnait trop directement, bizarrement : « Vous n'avez jamais eu d'apparitions madame ?... Cela m'étonne, vos yeux semblent avoir contemplé des fantômes... » Il certifia qu'une nuit, dans un bar, tout fut remis en ordre et la salle balayée non par les garçons mais par les « anges de la fin de la journée ».
Le cynisme mystificateur de Baudelaire nous revenait-il d'une tournée au Royaume-Uni ?
Pendant la fin du repas, Oscar garda le silence. Mais, dans le salon, à l'instant du café, comme le succès d'un vaudeville occupé la conversation, il risqua doucement que notre grande science du théâtre explique beaucoup de nos actes, que la politique étrangère française est scénique, qu'elle recherche davantage la belle attitude, les paroles décoratives, le geste à effet, que le succés utile. Il parcourut notre histoire, de Napoléon aux temps modernes. Et alors, redevenu lui-même, il déploya une érudition et une verve étonnante. Hommes, faits, traités, intrigues, défilèrent sous des aspects insoupçonnés. Il les faisait briller comme un bijoutier allume des feux neufs en des joyaux. Constamment, il avait de ces expressions profondes, légères, pittoresques, qui mieux que des livres, expliquent une époque ou un homme.
Une question le conduisit à nous décrire lord Beaconsfield et le salon de la belle Indy Blessington où le futur grand ministre, alors simplement Mr Disraëli, luttait d'élégance avec le comte d'Orsay. Il peignit, il ressuscita, il plaisanta, ces deux dandies avec la précision documentaire, les vues d'ensemble, d'un historien, et avec cette mise en valeur des ridicules, ce sens du comique supérieur, ces attendrissements imprévus, cette perfection de phrase, d'un grand auteur dramatique qui serait aussi un poète. Pour exprimer les douleurs amoureuses de lady Blessington, il s'éleva peu à peu jusqu'au lyrisme. Ce fut merveilleux. On n'imaginait pas que la parole humaine pût atteindre pareille hauteur dans un salon, sans presque quitter le ton de la causerie et avec un gros accent anglais. Nous comprenions qu'une grande dame ait dit de lui : « Quand il parle, je vois un nimbe autour de son front. »
En 1900, j'écrivais une critique, au café, quand une lourde et haute silhouette s'arrêta devant ma table. C'était Oscar Wilde, en vieux vêtements, les mains abîmées. Sa parodie ! Mais toujours ce regard bleu et cette voix musicale. Il me rappela mes visites d'enfant à Tite Street, le déjeuner Lloyd et même un chapitre de mon premier roman. Aucune allusion au terrible procès, aux deux ans de bagne. Il me demanda la permission de s'asseoir à ma table. Puis, à demi-voix, avec une grande dignité : « Je dois, dit-il, vous faire connaître que je suis sans ressources. »
Ses derniers mois on été racontés inexactement parce qu'en les opposant à sa glorieuse jeunesse on obtient un facile effet de contraste. Certes, ils comportaient une incessante, une terrible tragédie dont il n'avait peut-être pas conscience mais une tragédie toute morale et non, sauf à la fin, physique. J'atteste qu'Oscar Wilde ne fut jamais c bohème désespéré qu'on a dépeint, s'alcoolisant, innovant dans l'ignoble, mourant en pleine honte. Son drame fut celui-ci : grâce à une série de grandes oeuvres il comptait prouver à l'univers que ses deux ans de tortures ne l'avaient pas abattu. Mais il ne parvenait à raconter sans fin ses succès d'autrefois et à exposer en termes éblouissants ses travaux futurs. Il se dilua en souvenirs, en projets ; il ne parvint pas à écrire une ligne.
Levé tard dans l'après-midi, il rejoignait vers cinq heures à « Calisaya », un grand bar du boulevard des Italiens, quelques écrivains ; le plus souvent, Jean de Mitty, Paul Adam, Henri de Régnier, Jean Moréas, Ernest La Jeunesse, Jean de Bonnefon, Gomez Carillo et moi-même, qui étais le benjamin de ce groupe notoire.
Pour nous, pendant des heures, une main devant la bouche à cause de ses dents, noirâtres, il parlait, prodigieusement. Nous finissions tout de même par partir. Alors il allait chercher des interlocuteurs en quelque autre café, puis en d'autres encore, cela jusqu'à tard dans la nuit. A défaut de mieux, il parlait pour le serveur, pour des voisins de table, pour des camelots, des cochers, des filles, pour n'importe qui. Plusieurs fois je l'ai quitté, vers huit heures, avant de me rendre professionnellement à une première. Après le théâtre, passé minuit, je l'apercevais attablé à une terrasse avec des gens qui n'étaient pas toujours recommandables. Terreur de la solitude. Besoin d'exprimer des images intérieures.
Si les propos qu'il tint ainsi dans des cafés, des bars, ou sur des bancs de squares, avaient été recueillis, quel livre ils eussent formé ! Les « mots », les maximes qu'il semait autour de lui contenaient toute l'époque et même l'avenir. Quand la Société des Nations disparut parce qu'elle n'avait pas d'armée pour imposer ses sentences, je me rappelai cette sentences de lui : « Il y a quelque chose de pire que l'Injustice, c'est la Justice sans son glaive dans la main. Quand le Droit n'est pas la Force, il est le mal. »
Jamais on ne l'entendit faire la moindre allusion au procès absurdement engagé par lui-même et qui causa sa perte. Une fois pourtant, en réponse à une question précise d'Henri de Régnier, il déclara que certains témoins produits contre lui avaient été recrutés et payés par une agence privée de détectives.
En ces circonstances si difficiles, il gardait toute sa dignité de gentleman. Un jour où il se trouvait dans le dénuement et où sa cour d'admirateurs dévoués étaient absents de Paris, Fernand Xau, le grand fondateur du « Journal », lui offrit, sur mon initiative et celle d'Ernest La Jeunesse, un traité royal pour une série de chroniques. Le grand écrivain Irlandais fut tenté. Il allait signer. Malheureusement, Fernand Xau ajouta : « Après le bruit de votre condamnation, vos articles seront lu dans le monde entier. » Oscar Wilde se leva et sortit. Une heure après il empruntait quarante sous à un garçon de café.
Qui l'a entendu parler ne peut aimer ses livres que secondairement, parce qu'ils rappellent sa parole. Qui l'a connu s'indigne contre sa légende diffamée, faussée, maquillée par toute une catégorie de gens spéciaux qui voulaient faire de lui leur pape et martyr.
Il aimait rappeler les années où, afin de faire vivre sa femme et ses deux enfants, Cyril et Vivian, il dirigeait un journal de modes, où il rentrait chez lui à six heures du soir pour ne ressortir que le lendemain matin, sauf quand avait lieu la première d'une de ses pièces. Ses biographes ont trop oublié ce trait de son caractère. Balzac appelait la gloire « le soleil des morts ». Souvent les rayons de ce soleil détruisent la vérité.
Comme j'arrivais d'Italie, un journal acheté à la gare de Lyon, lu en fiacre, m'apprit la mort d'Oscar Wilde. Je me rendis à son hôtel qui, à cette époque, était misérable. Dans un long corridor, après des odeurs de cuisine, de lieux d'aisances, de peinture fraîche, surgit celle du phénol. Une porte ouverte et, dans une chambre carrelée, je me trouvais devant le cadavre. Personne pour le veiller. Il n'eut des fleurs que plus tard. Son visage hâve, blanchi par une barbe de plusieurs jours, semblait méditer. Une main pinçait encore le drap malpropre. Après tant de gloire, finir dans ce coin !... Je me rappelais, à Londres, son escorte continuelle, où figuraient toujours des noms illustres dans la noblesse et l'art ! Comme j'allais sortir Robert Ross, son ami dévoué, entra. Il me raconta, notamment, ceci : alors que l'illustre causeur semblait dans le coma, les deux médecins parlèrent du prix de leurs consultations. Oscar Wilde sortit du coma pour dire, en souriant : « I see I am dying beyond my menns... » (je crois que je suis en train de mourir au delà de mes moyens.)
Encore aujourd'hui, son râteliers reste à la disposition des acheteurs ; l'hôtel l'a conservé en gage de menues dettes. Jamais écrivain n'expira dans un dénuement plus absolu. Or, voici quelques années, à la vente Pierre Louÿs, un manuscrit et quelques lettres de lui durent payés d'une fortune.
Mal averti, je n'ai pu assister aux obsèques. Le lendemain, je visitais sa tombe qui, au cimetière de Bagneux, au coin de la sente des Hêtres Roux et de la ruelle des Erables Pourpres, était beaucoup plus émouvante que celle, sinistre, où maintenant il repose, au Père-Lachaise.

Jean Joseph Renaud.



Voir sur Livrenblog : Oscar Wilde conteur. "La Pièce qui n'a pas cours" . Ernest La Jeunesse : Oscar Wilde à Paris

Rubrique Gendelettres du site Les Commérages de Tybalt : Jean Joseph Renaud(dit Jean Joseph-Renaud).

Illustrations : Max Beerbohm. Aubrey Beardsley.