Le résultat de la votation suisse sur l’interdiction des minarets ne peut mettre un Français de gauche que dans l’embarras. A nos portes, au cœur de l’Europe, a été adoptée par la population une mesure alliant l’islamophobie la plus caricaturale à un habillage politique digne des pires bouffonneries du Front National – « on n’interdit pas l’Islam, mais les minarets », comme si précisément cette mesure architecturale ne visait pas, par métonymie, l’ensemble des Musulmans. Voire tout ce qui est un peu trop basané. Cet événement politique déjà préoccupant est rendu encore plus problématique par le fait que c’est grâce à un système de référendum d’initiative populaire qu’il a été permis. Le peuple suisse, consulté dans une optique de « démocratie jusqu’au bout », donne raison à une mesure portée par un parti politique conservateur et populiste, contre l’avis de l’ensemble des autres formations politiques, des églises, et sans doute d’une grande partie des intellectuels. Or l’approfondissement de la démocratie est justement un des points les plus stables et clairs (si ce n’est le seul) du projet de la gauche et du PS en particulier – et le rapport au peuple, un des problèmes récurrents du même PS depuis 2002 au moins.
Bien sûr, on peut toujours objecter que cela n’est pas arrivé en France (et pour cause, nous n’avons pas de vrai référendum d’initiative populaire), et que comparaison est ici moins que jamais raison. Pourtant, un certain nombre d’épisodes récents viennent entrer en résonance avec le vote suisse de dimanche. Le référendum sur le Traité Constitutionnel Européen : même unanimité de « l’establishment » pour le « oui », mêmes sondages rassurants, et à l’arrivée, même claque retentissante. La récente (et persistante) polémique sur la burqa : même instrumentalisation d’un fait minoritaire, et en l’occurrence ultraminoritaire, pour discréditer l’ensemble d’une population et permettre l’expression d’un anti-islamisme (voire d’un racisme) institutionnel et respectable. Enfin, et surtout, le lancement ministériel et préfectoral du grand débat sur l’identité nationale : organisation par la droite d’un débat polémique de diversion, recourant à une large consultation, voire à une pratique de débats participatifs par Internet.
Il est intéressant de remarquer qu’à chacun de ces épisodes, la gauche s’est trouvée hésitante, divisée, en retrait et, pour tout dire, sur la défensive. Cela est dû pour une part à un rapport de plus en plus compliqué au « peuple », et en particulier à des classes moyennes et ouvrières dans le doute, et exprimant leurs craintes comme elles le peuvent et quand on les en laisse libres – c’est le cas du TCE ; cela est dû pour une autre part à l’offensive idéologique d’une droite (néo)conservatrice « décomplexée », qui a volé au Front National (en l’améliorant au passage) la technique du débat sociétal faisant scandale. Débat toujours formulé dans des termes provocateurs qui poussent la gauche à la faute, piégée qu’elle est entre défense des Français fragilisés, et idéaux généreux de plus en plus difficiles à faire entendre. Le pire serait que ces deux récifs se rejoignent, c’est-à-dire que nous soyons confrontés à une droite populiste qui agite les peurs les plus sordides dans l’opinion, puis organise la consultation de cette dernière pour feindre d’y découvrir ce qu’elle y a semé, et s’en servir pour se légitimer. C’est précisément ce à quoi nous sommes confrontés avec la votation suisse impulsée par l’UDC, et dans un registre différent, mais comparable, avec la consultation sur l’identité nationale lancée par Eric Besson, sur fond de débat sur la burqa et de chasse à l’immigré.
On voit ainsi se dessiner un nouveau populisme de droite particulièrement dangereux, parce que pouvant très bien s’accommoder d’un approfondissement de la démocratie, ou du moins d’un simulacre d’approfondissement. Une droite qui garde un contrôle étatique de fer, centralisé, sur les questions économiques et sociales – l’UMP a fort peu apprécié la votation sur la Poste – mais qui organise de fréquentes consultations (sans concertation) sur des sujets sociétaux, identitaires, quand ça l’arrange ; ou encore, qui organise une démocratie hyper-locale et dépolitisée sur le mode de la « résolution de problèmes », comme va apparemment le permettre le futur réseau social de l’UMP. En somme, une démocratie de la diversion qui réussirait le tour de force d’être très bavarde, mais de ne jamais parler de l’essentiel. Une démocratie du « cause toujours », pour reprendre le célèbre aphorisme de Coluche. Si on met ceci en perspective avec les rumeurs récentes d’optionalisation de l’histoire-géographie au lycée, et plus largement avec la philosophie éducative du socle commun et minimal de compétences, on arrive à un modèle de société très cohérent : une société de travailleurs-consommateurs spécialisés, ayant une vision de leur environnement très segmentée et repliée sur leur petit individu, ses peurs, ses problèmes domestiques. Une société atomisée avec des corps intermédiaires réduits, et un hyper-président qui parle directement à la population et la « consulte » abondamment ; soit par sondages interposés, soit par artifices participatifs réduisant en fait la prise de décision à un « j’aime / j’aime pas » (la démocratie du texto !), et éliminant la délibération au profit du choix direct et immédiat.
Il va sans dire que la seule réponse à apporter à un tel modèle est un autre modèle, aussi cohérent, et solidement fondé sur les valeurs de gauche. D’abord et bien évidemment, soutenir le renforcement de la démocratie, mais d’une démocratie instruite, qui comporte dans ses règles et son contexte des dispositifs permettant aux citoyens de se forger une opinion équilibrée et de choisir en toute conscience. De ce point de vue, les formes de consultation référendaires, et même les votations citoyennes, doivent être repensées et questionnées ; elles paraissent inacceptables, et vouées à servir le populisme, si on persiste à laisser l’organisation du débat dans le flou, avec pour seul cadre les médias (et la propagande politicienne) et pour seule règle celle de la répartition audiovisuelle du temps de parole. Deuxièmement, défendre un élargissement à la fois des thématiques et du champ d’application de la démocratie – c’est à dire son extension à tous les sujets (pourquoi consulte-t-on sur l’identité nationale ou les minarets, et non sur la nationalisation des banques ?) et son entrée dans tous les segments de la société (démocratie dans l’entreprise notamment). Enfin, donner une place réelle à l’éducation citoyenne dans la formation initiale. Elle existe déjà par bouts, mais sans cohérence d’ensemble ni visée très claire : on en fait un peu, mais théoriquement, quand on fait de la philosophie en terminale, ou de l’éducation civique. Mais n’y aurait-il pas la place pour une matière enseignée du collège au lycée, et combinant ces enseignements, pour former les jeunes à la réflexion, au débat, aux principes républicains, à l’exercice de leurs droits et devoirs de citoyen ? A l’heure où la gauche et les centristes commencent à se rassembler et à penser des perspectives programmatiques communes, il serait bon que ces questions soit traitées, et de façon tout sauf périphérique.
Romain Pigenel