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[R] Amours et paysages en reflet

Par Nibelheim
[R] Amours et paysages en reflet

Symboliste, Bruges-la-Morte l'est : en rupture avec les codes du roman réaliste, le récit propose une intrigue particulièrement resserrée, tranchant volontairement tout lien avec une réalité palpable. Bruges-la-Morte se caractérise par le nombre de ses ellipses et de ses silences . L'histoire d'Hugues Viane, tour à tour racontée et commentée, se retrouve parfois suspendue au profit d'évasions (et d'égarements) le long des ruelles de la Ville. Un nom, quelques regards et peu de mots retracent les silhouettes incertaines d'un improbable triangle amoureux : le veuf inconsolé, la danseuse, sosie de la femme aimée et la Ville-morte. En plus de cet effacement du réel, l'ouvrage de Rodenbach développe une esthétique des correspondances (3) chère au symbolisme. Hugues Viane est, selon le mot de Mallarmé, possédé par "le démon de l'analogie" , multipliant les correspondances entre lieux, sons, couleurs, visages, états d'âme : " N'est-ce pas d'ailleurs par un sentiment inné des analogies désirables qu'il était venu vivre à Bruges dès son veuvage ? Il avait ce qu'on pouvait appeler 'le sens de la ressemblance', un sens supplémentaire, frêle et souffreteux, qui rattachait par mille liens ténus les choses entre elles, apparentait les arbres par des fils de la Vierge, créait une télégraphie immatérielle entre son âme et les tours inconsolables

L'harmonie de ces liens secrets, tissés par le fil de la conscience finit par être menacée par la femme, celle qui ressemblait tant à la morte. Au fur et à mesure qu'il se rapproche d'elle et que le temps passe, Viane s'aperçoit à quel point la vivante est inférieure à la morte vénérée. Mascarade douloureuse et carnaval manqué, la désillusion commence le jour où il voulut faire revêtir à Jane les robes de l'épouse décédée. Le jeu de la frivole demoiselle écorche son souvenir, menace d'effriter l'idéal. Ne le supportant pas, Hugues Viane cherche à se détacher de l'amante, en vain : pris au piège de la séduction et soumis au désir, le personnage oscille entre attirance et répulsion. Il choisira finalement de sauver l'idéal et le souvenir, assassinant l'amante pour avoir trahi l'image de la Morte, pour n'avoir pas compris ce "Mystère" qui reliait les choses, et qui résidait secrètement en lui. Les derniers mots redonnent vie à l'association ; le veuf, autre avatar du célibataire, se retrouve plus seul que jamais et Bruges-la-Morte se clôt par une litanie macabre : "Et Huges continûment répétait : 'Morte ... morte ... Bruges-la-Morte ....' d'un air machinal, d'une voix détendue, essayant de s'accorder : 'Morte ... morte ... Bruges-la-Morte ....' avec la cadence des dernières cloches, lasses, lentes, petites vieilles exténuées qui avaient l'air - est-ce sur la ville, est-ce sur une tombe ? - d'effeuiller languissament des fleurs de fer !"


Dans son monde imaginaire baigné de correspondances, un univers clos sur lui-même, Hugues Viane vit dans la solitude. Sa tentative d'y introduire une femme, fût-elle le portrait vivant de l'épouse défunte, se traduit par un échec. Bruges, ville catholique vivant du culte de la douleur , représente l'existence morne et grise d'un homme qui ne sait plus vivre, et s'abîme exclusivement dans le souvenir. Impressions fortes, à la lecture : il y quelque chose de poignant, dans "ce drame de passion reflété dans l'eau tranquille".

Notes : 3. Correspondances4. Lettre d'Alphonse Daudet. (Les trois lettres sont citées en entier
1. Lettre de Mallarmé, 28 juin 1892 baudelairiennes :
voir notamment les deux premières strophes.
dans le dossier de l'édition GF de Bruges-la-Morte)


Images :
1. Fernand Khnopff - Etude de femmes
2. Bruges - vue de l'hôpital Saint Jean


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