Shahrastani est l'auteur du Livre des religions et des sectes, qu'on trouve traduit (en deux tomes) chez l'éditeur belge Peeters par Jolivet et Monnot. Il consacre une large partie aux philosophes (qu'on trouvera dans le tome 2) et dans une première sous-section traite de sept sages (Thalès, Anaxagore, Anaximène, Empédocle, Pythagore, Socrate, Platon). J'ai retenu Thalès car c'est finalement quelqu'un dont nous savons peu de choses. Il soutenait que l'eau était à l'origine de toute chose et les auteurs antiques soulignaient que ce n'était pas là une conception originale, propre à Thalès mais egyptienne.


Toujours est-il que Shahrastani est bien embarassé quand il s'agit de passer du monothéisme à la conception aquatique (si je puis dire) de Thalès ! Voici comment il s'en sort: "Chose étonnante, on rapporte que pour Thalès la première créature est l'eau". Suit une explication: "l'eau reçoit toute forme , et d'elle le créateur a créé toutes les substances, les cieux, la terre et tout ce qui est entre eux" (citation du Coran). (...) "Il énonce que de l'eau solidifée fut engendrée la terre et que de sa décompression fut engendré l'air; du plus pur air de l'air fut engendré le feu, de la fumée et de la vapeur fut engendré le ciel; de l'embrasement produit par l'éther furent engendrées les étoiles" (Remarque: Shahrastani répète ici un processus qu'on attribue à Anaximène qui lui soutient que c'est l'air l'élément premier. Mais mis à part Galien (dans un fragment), personne ne détaille le processus qui fait que tout dérive de l'eau. Aristote se contente ainsi de dire simplement : il avait observé que l'humide est l'aliment de tous les êtres, et que la chaleur elle-même vient de l'humide et en vit ; or, ce dont viennent les choses est leur principe. Sur ce point, il convient donc d'être prudent.)


Le Coran n'étant pas encore révélé, forcément Thalès en tant que hanif est rattaché à une révélation plus ancienne - celle de la Torah. Et Shahrastani dit "C'est comme si Thalès n'avait fait que recevoir sa doctrine de ce tabernacle de la prophétie". Evidemment, on concluera sur le Coran: " ce qu'il affirme à propose de la Matière prime, qui est la source des formes, ressemble beaucoup à la Table Gardée (= Cor. 85,22) dont il est question dans les Livres divins, puisqu'elle contient tous les statuts des connaissables, les formes des êtres et l'histoire des choses engendrées; et l'eau selon Thalès ressemble beaucoup à l'eau sur laquelle repose le Trône de Dieu: Et son Trône était sur l'eau (= Cor, 11, 7)."
J'en reviens à ma question première: pourquoi est-il intéressant d'étudier la philosophie grecque sous l'angle arabe ? Shahrastani, dans sa reconstruction contestable, met le doigt sur quelques difficultés de la sagesse de Thalès:
1/ Thalès considère-t-il qu'il existe un Dieu avant l'élément divin ? Ce n'est pas évident au regard de nos sources. Aristote, dans le De anima, rapporte que Thalès considérait l'âme comme un principe moteur d'une part et que l'âme est mêlée à l'univers entier - d'où peut-être l'opinion de Thalès que tout est plein de dieux (théôn en grec). Il n'est pas question d'eau ici, ce qui fait que Shahrastani est peut-être plus cohérent qu'on ne le croit quand il distingue le plan divin avant le plan aquatique. D'après Cicéron (mais c'est malheureusement une source un peu tardive) : Dieu est l'Intellect qui façonne toutes choses à partir de l'eau (pas de bol pour nous, l'intellect apparaît, l'âme disparaît).
2/ Le lien entre la Torah, le Coran comme on le soulignait plus haut est loin d'être idiot car tous les auteurs insistent sur le fait que la cosmologie de Thalès n'est pas grecque. La notion d'eau supérieure dans la Genèse est assez mystérieuse et la rapprocher de Thalès est d'un simple point de vue spéculatif intéressant.
3/ Si d'après Diogène Laërce, Thalès est un sage par ses actions et sa pensée; pour Shahrastani, Thalès est avant tout un sage (hakim) par sa pensée qui se rattache au religieux (il n'a pas tort sur ce point car Laërce à travers l'épisode du trépied de Delphes et de l'oracle de delphes insiste également sur la religiosité de Thalès). Cette perspective est intéressante car elle met le doigt sur une insuffisance du témoignage de Laërce: si Thalès a marqué les esprits, ce n'est pas seulement par des bons mots et des actions édifiantes (sur lesquels Laërce a tandance à se focaliser) mais également par une pensée nouvelle. Reste à reconstituer celle-ci sur la base des fragments qui nous sont parvenus (trop peu hélas).
Ah, sinon, quand je vous disais de ne faire qu'une confiance limitée à Diogène Laërce: il nous raconte que Thalès serait mort de soif ! Pour quelqu'un qui soutenait que l'eau est à l'origine de toute chose, c'est une mort un peu trop symbolique pour être vraie !