Il ne m’est pas possible de taire mes découvertes plus longtemps. Je les sens derrière la porte branlante, à peine obstruée par les barricades de fortune que j’ai dressées à la hâte en découvrant que j’étais prisonnière d’un grenier sans autre issue. J’entends leurs gargouillements abjectes et leur marche poisseuse se rapprocher imperturbablement de mon seul rempart à un rythme aussi hypnotique qu’effrayant. Je suis perdue, et si ce n’est pas la mort qui m’attend lorsqu’ils me captureront, c’est la folie qui assurément s’emparera de moi et me privera de mes facultés mentales pour le restant de mes jours. C’est pourquoi je dois profiter de ces dernières minutes, de ces dernières secondes, pour noter sur ce carnet le résultat de mes recherches, en espérant qu’un jour un homme plus téméraire, ou plutôt une armée, s’engouffrera à son tour dans cette demeure hantée, non par la mort, mais par une vie inconnue et impie, et trouvera le fruit de mon travail, l’œuvre de ma vie, la cause de ma disparition.
Mon nom de code est Mellorine ; quant à mon véritable patronyme, il doit demeurer secret afin de préserver mes sources. J’ai été engagée il y a quelques semaines par un obscur professeur de la Miskatonic University, soucieux d’étudier les différentes adaptations vidéoludiques de l’œuvre interdite de l’américain dément, Howard Phillips Lovecraft.
Après m’avoir permis de compulser l’anthologie de l’auteur tout en veillant à ce que je n’approche pas des ouvrages ésotériques interdits qui moisissaient dans les pièces secrètes de sa bibliothèque, il me mit rapidement en garde sur les dangers de mon enquête, qui devait me conduire aux portes de l’alliénation, et me congédia sans me donner plus de piste que ce conseil énigmatique : “Une des réponses se trouve à l’ombre de la comète”. N’y comprenant goutte, je rentrai à mon appartement, précédée par la source angoisse qu’avaient fait naître mes lectures et qu’accentuait le claquement sonore de mes talons sur les pavés mouillés d’Arkham. Je passai la nuit accoudée à la margelle de ma fenêtre, en proie à un mélange de réflexion intense et d’observation astronomique. Ce n’est que le lendemain matin que l’évidence vint frapper mon esprit de sa lumière salvatrice : l’ombre de la comète… Shadow of the Comet bien sûr !
Aussitôt, je fonçai en direction du grand fatras de cartons renfermant les trésors que j’entassais depuis mon enfance, à la recherche de ces mots que ma mémoire soutenait avoir déjà vus. Je trouvai bientôt le boîtier du jeu en question, que j’installai à l’aide de DOSBox sur mon ordinateur dernier cri. Voici le rapport d’enquête, je n’ai hélas pas le temps de le commenter. Ils arrivent, je peux voir leurs appendices spongieux sonder l’entrebâillement de la porte…
RAPPORT D’ENQUÊTE
Pièce à conviction : Shadow of the Comet (support CD)
Sorti en : 1993
Développé par : Chaosium
Édité par : Infogrames
Genre : aventure point&click
Les faits
En 1834, Lord Boleskine, un savant passionné de cultes anciens, se rend à Illsmouth (Nouvelle Angleterre) afin de photographier le passage de la comète de Halley. En effet, l’étrange bourgade est connue des scientifiques pour la qualité de son ciel nocturne, duquel les étoiles paraissent si proches qu’elles frôlent presque la terre. Hélas, Boleskine sombre dans la démence suite à cette nuit d’observation, sans pouvoir révéler au monde le fruit de ses recherches qui semblent dépasser le cadre de l’astronomie. Interné dans un hôpital psychiatrique, il meurt dans de troublantes circonstances en emportant son secret dans une ultime crise de délire.
Bien des années plus tard, le jeune John T. Parker, photographe scientifique émérite, s’intéresse à cette sombre histoire à l’occasion du nouveau passage de la comète. En 1910, il part donc pour Illsmouth, fermement décidé à prendre le meilleur cliché de l’astre vagabond et à découvrir le mystère qui a emporté la raison de Boleskine. A son arrivée, il aura trois jours pour préparer sa photo avant le passage de la comète, trois jours pour découvrir et détruire un culte effrayant. Trois jours pour sauver notre monde…?
Un élément déterminant du dossier (l’expertise a montré l’absence de trucage vidéo).
Expertise technique
La première impression donnée par le jeu est plus qu’excellente : les graphismes sont très soignés (notamment au niveau des personnages qui ont tous un visage fort expressif), l’interface est simple et intuitive, le jeu bénéficie en outre d’un doublage anglophone intégral de très bonne facture (et d’un sous-titrage en français qui n’a rien à lui envier), quant aux musiques, elles participent activement au climat oppressant de l’œuvre (bien qu’elles se répètent assez rapidement puisque l’OST se compose de… 2 titres qui alternent en boucle).
Le plan d’Illsmouth est très précis. Nous arpentons actuellement toute la Nouvelle Angleterre à la recherche d’une ville au cadastre ressemblant.Un point intéressant à soulever concerne les objets. Dans tout point&click qui se respecte, le personnage ramasse des objets qu’il va par la suite utiliser pour résoudre des énigmes. Il convient de noter que dans cet opus, les objets en évidence pour le personnage le sont aussi pour le joueur, grâce à une ligne pointillée qui relie le regard du personnage à l’objet le plus proche. Il est donc quasiment impossible de passer à côté d’un objet et d’être coincé dans le jeu pendant des heures à cause d’un pixel activable que l’on n’aurait pas vu. [Note de l'expert : de nombreux jeux (Runaway ?) devraient s'inspirer de ce système au lieu de planquer des items microscopiques pour augmenter leur durée de vie et leur niveau de difficulté.]
Shadow of the Comet n’a pas besoin de cet artifice grossier pour être un jeu assez ardu et plutôt long, nécessitant au bas mot une trentaine d’heures de jeu aussi prenantes pour les méninges que stressantes pour les nerfs. Bien que l’enquête soit régie par un enchaînement de scripts linéaire, le compte-à-rebours des trois jours avant le passage de la comète distille une tension permanente, entretenue par des dialogues à choix multiples qui ont une véritable importance dans le déroulement du scénario. [Note de l'expert : attention d'ailleurs aux dead ends qui peuvent survenir au terme de certains dialogues. Il est possible de se retrouver bloqué de façon permanente si l'on ne dit pas ce que son interlocuteur veut entendre : il convient donc d'être vigilant et d'utiliser plusieurs sauvegardes.]
Nous cherchons à identifier cette forêt dans laquelle se déroule des rites païens.En terme de jouabilité, le jeu montre encore des qualités surprenantes, telles que l’utilisation automatique d’un objet lorsqu’il est sélectionné dans l’inventaire et qu’on approche de sa zone d’utilité. Hélas, les limites sont atteintes dans les quelques scènes d’action qui parsèment le titre, où la lenteur du personnage ainsi que sa maniabilité toute relative mènent par trop fréquemment à la mort de ce pauvre Parker. [Note de l'expert : il existe de très nombreuses façons de mourir dans ce jeu, qui peuvent conduire à l'exaspération, voire à l'abandon du joueur. Il est nécessaire de rester focalisé sur l'enquête afin de ne pas céder à des pulsions de violence contre son ordinateur/sa famille/son chien.]
Expertise mythologique
Trois des plus grands occultistes de notre temps se sont penchés sur l’œuvre et ont unanimement reconnu son caractère résolument lovecraftien. Le scénario, bien sûr, se penche sur des cultes impies tels qu’on les trouve dans Le Cauchemar d’Innsmouth, d’ailleurs il va jusqu’à évoquer l’existence de Dagon, ainsi que celles de Cthulhu et de Yog Sothoth. Plus troublant : les formules rituelles prononcées à plusieurs reprises dans le jeu sont consignées dans plusieurs ouvrages interdits faisant référence aux cérémonies incantatoires des Grands Anciens…
Cette bibliothèque contient des volumes secrets dont seul Lovecraft avait révélé l’existence, tels que le fameux De Vermis Mysteriis. Une coïncidence ?Cependant, c’est dans l’ambiance du jeu que se trouve la plus grande source d’interrogation des experts. Une ville étrange peuplée de gens inquiétants auxquels il est difficile de faire confiance, une cité vivante dont les habitants se croisent, échangent des secrets et rentrent se calfeutrer chez eux (à moins qu’ils ne sortent pratiquer de sombres croyances dans des cercles de pierre, au fond de la forêt), des conversations hermétiques remplies de symboles à décoder, des échanges de regards torves dans lesquels on décèle la folie ou la volonté de tuer… Le réalisme d’Illsmouth est tel que la tension du scénario est exacerbée à chaque instant par l’atmosphère oppressante de la bourgade côtière pourtant ensoleillée.
Les habitants d’Illsmouth se déplacent beaucoup en ville, leurs conversations sont discrètes mais fort instructives… Par ailleurs, le personnage principal, Parker, se trouve appartenir à la plus pure tradition du héros lovecraftien : journaliste lettré et éminent scientifique, il ne saurait recourir à la violence puisqu’il ne porte pas d’arme. Sérieux, consciencieux dans son travail, il se sert avant tout de son intellect et de ses observations pour garder la tête froide devant les événements absurdes auquel il assiste à Illsmouth. Nous pensons que ce Parker n’est pas qu’une invention et peut détenir des informations de première importance, voire des clichés décisifs. [Note de l'enquêteur : des recherches sont actuellement en cours à propos d'un certain Ryan impliqué dans l'affaire Prisoner of Ice. Il est possible qu'un lien de parenté unissent ces deux personnages...] Mais toutes ces pistes sont négligeables à côté du mystérieux fichier que l’on trouve aux côtés du jeu dans le CD. Cette application annexe permet de visiter un Museum dans lequel sont exposées de nombreuses pièces du folklore lovecraftien. Ce musée renferme des statues, des tableaux ou des livres qui sont autant de preuves de l’existence du Mythe. Parker est-il à l’origine de cette découverte ? Nous l’ignorons et travaillons actuellement à la localisation de cette collection fondamentale.Conclusion
Pour les spécialistes du Mythe consultés, il ne fait guère de doute que Shadow of the Comet repose sur des faits réels et constitue une nouvelle preuve de l’existence des Grands Anciens et des cultes qui tentent de les ramener sur Terre. La filiation avec l’œuvre de Lovecraft est indubitable, mais le jeu donne de nouvelles pistes de recherche encore inexploitées (la comète de Halley, les cercles de pierre indiens, des renseignements supplémentaires sur la localisation de R’lyeh, etc).
Sur la conclusion que Shadow of the Comet apporte de nouveaux éléments défendant la thèse de l’existence du Mythe, une enquête approfondie doit être diligentée en collaboration avec un parapsychologue compétent, afin d’amoindrir les inévitables retombées sur la santé mentale de l’enquêteur.