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Traité de Lisbonne : l'UE sans la démocratie

Publié le 30 novembre 2009 par Labreche @labrecheblog

Le traité de Lisbonne entre en vigueur mardi 1er décembre. Que cela soit une date majeure pour la construction européenne est incontestable. L'Union européenne n'en est certes plus depuis longtemps à ses balbutiements, mais les changements institutionnels apportés par le traité de Lisbonne permettent une « clarification » qui ne s'en tient pas au partage des compétences au sein du mécanisme communautaire. C'est en effet le projet européen lui-même qui est rendu plus lisible, et le chemin pris par l'Union européenne ne laisse plus la place à l'hésitation ou au doute. Le principal résultat de Lisbonne, c'est que le sens même du terme « construction européenne » passe de l'action au résultat. Il n'y aura plus avant longtemps de réforme des institutions communautaires, et le fonctionnement de celles-ci n'a, pour l'essentiel, plus vocation à être discuté.

Des gouvernants aux citoyens, la distance se creuse

© Peter Schrank / The Economist 2009
Ainsi, le camp des « pro-européens », ainsi qu'ils se désignent eux-mêmes, a réussi à installer « son » Europe. Cela ne fut pas sans mal : les principales réformes, déjà présentes dans le traité constitutionnel de 2004, avaient été rejetées par les peuples français et hollandais consultés par référendum en 2005. Heureusement, la nouvelle mouture, signée en 2007, ne fut pas soumise à ces électeurs qui, en refusant d'approuver un texte qui leur était généreusement soumis, avaient visiblement transgressé ce qui lui était implicitement permis. Le référendum pouvait bien être souhaité par les citoyens1, ceux-ci avaient manqué leur chance de voter oui. Un pays, pourtant, s'est risqué à une ratification par la voie référendaire : la république d'Irlande. Les Irlandais eurent, eux aussi, l'impudence de choisir la mauvaise réponse à la question qui leur était soumise. Le parti « pro-européen », qui rassemble la plupart des acteurs politiques et intellectuels médiatiques, fut sévère envers ce petit peuple qui tenait « en otage » les 490 millions restants de l'Union européenne, sous-entendus tous fervents partisans du traité2. Comme l'illustrent les propos de Daniel Cohn-Bendit fustigeant la « logique égoïste » des Irlandais3, ou de Bernard Kouchner défendant la « pensée honnête » contre les adversaires du traité de Lisbonne4, les Irlandais sont redevables à l'Union européenne de ses bienfaits, ils sont ses obligés et sont donc, naturellement, obligés... de voter oui5. La question fut donc une nouvelle fois soumise au vote le 2 octobre 2009, et le oui l'emporta enfin, levant les dernières réticences — celles du président tchèque, Václav Klaus, notamment — et ouvrant la voie à l'entrée en vigueur.

La nouveauté la plus visible instaurée par le traité de Lisbonne est, sans conteste la création d'un poste de président du Conseil européen, et d'un Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui reprend des compétences jusqu'ici éparpillées6. Ces deux personnalités sont chargées de représenter sur la scène internationale une Union européenne désormais dotée de la personnalité juridique. Mais ces changements illustrent eux aussi le fossé croissant entre les citoyens et les lieux de décision. Ces deux postes donnent un poids nouveau au Conseil européen, dont le président — on entend d'ailleurs plus volontiers parler d'un « président de l'Union européenne » — disposera d'un poids politique bien supérieur à celui du président de la Commission, du président du Parlement européen, et bien sûr de la présidence tripartite tournante et peu lisible du Conseil de l'UE. C'est la satellisation du Parlement européen que conclut le traité de Lisbonne : le choix du nouveau président du Conseil européen n'est pas soumis à l'approbation du Parlement, et la seule structure émanant directement d'un vote des citoyens voit son influence politique réduite. La démocratie européenne était déjà formelle, mais cela semble encore trop.

Gouverner l'Union sans les Européens

Le traité de Lisbonne signe donc, pour le projet européen, un échec. Ce que l'Union européenne a manqué, c'est donc une véritable « transition démocratique », depuis la structure technocratique initiale vers la prise en compte du peuple européen. On songe à Matvejevitch et au terme « démocrature » formé pour désigner des régimes d'Europe centrale et orientale, particulièrement en ex-Yougoslavie, engagés dans un processus de transition vers la démocratie sans parvenir à une véritable transformation7grand flou dans l'évaluation de la « démocratisation »des pays candidats8.

Cet éloignement grandissant entre gouvernants et gouvernés, et d'une défiance des premiers envers les seconds et leur expression, rend en effet de plus en plus improbable la perspective d'un changement. De même que l'Europe sociale est devenue une chimère qui « n'aura pas lieu »9, et dont personne n'envisage plus un jour la réalisation, l'Europe démocratique n'est plus, depuis longtemps, une priorité, pas même dans les discours. En 1985, face au Parlement européen, Jacques Delors, alors président de la Commission, s'exprimait en ces termes devant le Parlement européen: « la démocratisation de la Communauté, via un Parlement élu au suffrage universel, ne peut se faire que si elle va de pair avec une efficacité accrue »10. En d'autres termes : oui à la démocratie, mais pas au détriment de l'efficacité. Cette dernière doit donc primer, quitte à ce que la démocratisation n'aille pas plus loin que le simple acte formel que constitue l'élection au suffrage universel. Méfiance pour le peuple qui traduit donc, a contrario de ce qui était affirmé par les défenseurs du traité de Lisbonne, la haine de la démocratie explicitée par Jacques Rancière, rejet de « l'indistinction première du gouvernant et du gouverné (…), de l'absence de titre particulier au gouvernement politique »11.

© Fernando Krahn / La Vanguardia
Promouvoir l'efficacité avant tout, comme le font les dirigeants de l'Union depuis Jacques Delors, c'est en quelque sorte envisager un fonctionnement institutionnel sans tensions, sans divisions. Alors que le président du Conseil européen est élu à la majorité qualifiée, les chefs d'État et de gouvernement ont longtemps débattu dans le but de parvenir à un choix unanime. Cette volonté de créer un consensus, même lorsqu'il n'est pas nécessaire, est une négation de la politique elle-même, qui ne peut exister sans dissension, sans choix. Poussée à son terme, l'efficacité impose de gouverner sans le peuple, et pourquoi pas contre lui, et surtout de ne pas l'impliquer dans des choix qui ne relèvent que de la science ou de l'expertise de quelques-uns. Une tâche d'autant plus aisée que le peuple européen reste à définir, plus introuvable encore que tous les autres.

Un château pour l'Europe

L'Europe est fragile. On la dit assiégée par les immigrés, et dès lors surgit le projet d'une Europe forteresse. Mais lorsque l'Union européenne est assiégée par ses propres citoyens et continue d'agir sans eux, le projet n'est plus la forteresse, mais le Château de Kafka. De même que l'arpenteur K. découvre comment la domination du château est permise par sa distance avec les villageois, par la rareté des représentants du château, l'opacité de leurs décisions, de même les citoyens devraient se réjouir que le fonctionnement de l'Union européenne ne prenne pas en compte l'expression de leur volonté, de nature changeante, impossible à prévoir, et difficile à orienter. Ce château est, du moins, le seul projet qui leur est proposé aujourd'hui.

À suivre sur La Brèche : les portraits de Hermann van Rompuy et Catherine Ashton.

Notes :
(1) Selon un sondage IFOP, 65% des Espagnols, 71% des Français, 72% des Italiens, 75% des Britanniques et 76% des Allemands.
(2) Cette logique de la prise d'otages présente dans de nombreuses réactions, est explicitement utilisée par Jean Daniel dans l'éditorial du Nouvel Observateur de la semaine du 19 juin 2008, « Naufrage d'une ambition ».
(3) « On est dans des sociétés à logique égoïste », entretien, 10 juin 2008
(4) « Il serait très, très gênant pour la pensée honnête qu'on ne puisse pas s''appuyer sur les Irlandais qui ont tant compté sur l'argent de l'Europe », entretien, RTL, 9 juin 2008
(5) À ce sujet, Kristin Ross, « Démocratie à vendre », in Collectif, Démocratie, dans quel état ?, Paris, La Fabrique, 2009, p. 101-121
(6) Entre la présidence tournante, le Secrétaire général du Conseil de l'Union européenne et Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (jusqu'ici Javier Solana), et le commissaire chargée des relations extérieures (jusqu'ici Benita Ferrero-Waldner).
(7) Predrag Matvejevitch, Le monde « ex » : confessions, Paris, Fayard, 1996
(8) C'est du moins ce que laisse supposer la condamnation de Predrag Matvejevitch à cinq mois de prison ferme, en 2005, pour diffamation. La justice croate avait souhaité punir la qualification de « talibans » réservée par Matvejevitch, dans un article de presse, à certains intellectuels ayant encouragé la haine entre les ethnies et les nationalités pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine. Cette décision, qui a entraîné l'exil de l'écrivain, a été très peu médiatisée en Europe, au contraire des procédures enclenchées en Turquie à l'encontre d'Orhan Pamuk en 2005 (au sujet du génocide arménien), et de Nedim Gürsel en 2009 (au sujet de son roman Les filles d'Allah, accusé de blasphème). Pourtant, l'enquête sur Orhan Pamuk a été classée sans suites en 2006, et Nedim Gürsel a été acquitté par la justice turque en juin 2009 ; ces deux conclusions heureuses n'ont guère été évoquées par les médias étrangers. L'adhésion de la Croatie a l'Union pourrait quant à elle être conclue dès 2010.
(9) François Denord, Antoine Schwartz, L'Europe sociale n'aura pas lieu, Paris, Raisons d'agir, 2009
(10) Discours de Jacques Delors devant le Parlement européen, dans Journal officiel des Communautés européennes (JOCE). 9.7.1985, n° 2-328, p. 48-51
(11) Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La fabrique, 2005, p. 103


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