Magazine Journal intime

La Disette

Par Eric Mccomber
La Disette
Croyez pas que je ne les vois pas, se régaler, toute la bande, au fin festin foireux, s'empiffrer de gloire et de glaire, s'entre-apprécier de précieux prix de présence hors de prix, de trophées atrophiés, d'hymnes sans hymens, de pédants piédestals podoarythmiques rhumatismiques, ooh, je les vois, faire bombastique bombance à grandes voraces féroces empoignades poignardantes, à se faire éclater le mol en broutantes bourrades, toutes griffes stridulantes dehors, à rayer la table jusqu'aux veines, qu'y z'y vont, toutes et tous, c'est le banquet d'Astérix, c'est la ripaille, les oies sont pleines, les foies dégorgent, dans les cheveux et les oreilles, sous les ongles et dans le nombril, dans les plis des vêtements, entre les coutures de la peau et sous les bourrelets soyeux !… De l'autre côté du mur, moi, pour moi, qui ai fait le chemin inverse, bien sûr, c’est la disette. J’aime bien me faire croire que c’est par choix. Oh, j’excelle dans l’auto-hypnose. Mais parfois, parfois, je me rappelle que… Non. Je n’ai plus rien à offrir au salariat. J’ai trop longtemps gambadé, on ne me croira plus. Je n'aurai plus droit au luxe de la désertion. Je passerai directement à la fosse, la vraie. La trappe aux sceptiques. Sous les latrines latines de l'Empire du pire en pire. J’ai tenté, même. Mais non.
Elles préparent leur fin de semaine. Jeudi elles ont karaté ou danse du ventre. Dimanche elles voient papa, l’ex ou la plage. Horaires. Heures de cours, lunch, épicerie. Je suis ébloui de constater que je les envie presque. Oui, j’entends parler d’un boulot de gardien de tour à bureaux et je salive. Surveillant de parking. Opérateur de trou-de-sauce, péteur de grumeaux, testeur de jus de cacahuette… Un job. Y a si longtemps. La dernière fois, c’était à l’Usine de Connerie. Un an. J’en ai fait un petit roman, même. Vous le lirez peut-être, si vous avez le temps et qu'y reste trois boîtes de papier quelque part une fois servis les recettes de Jeannette et les jardinages du général.
La Disette
Midi pile à Lille

Les sirènes retentissent toutes. Le souvenir. Ceci n'est qu'un test, une répétition. Le rappel de l'éclair du rêve d'une mémoire d'un oubli du cauchemar d'une peur d'une viscère si bouillante qu'elle en gicle par tous les orifices, aussi amnésique qu'elle soit, cette terre se souvient, le Nord de l'Europe n'a pas fini de coaguler les infinies égorgeades qui l'ont teintée d'ambre et de suie. Ma pote d'Ypres bosse à l'office culturel et me raconte que plusieurs fois par année, un fermier retrouve une galerie, une tranchée ensevelie, un poste de commandement, chaque fois bien calé de jeunes corps emmitouflés dans la vase comme les frijoles dans le chili, les uns contre les autres, englués, farcis, embaumés, remplis de boue et de sable, baudruches, empaillages, momies, viandes froides, saucissons, faisandages, tout ce temps qu'ils ont dormi, les bigres de bougres de pauvres ados, sous les champs de patates, de potirons, d'oignons ou de navets, sous les pas avachis des ruminants ou sous les roues ruantes des fumantes mécaniques écrabouillantes extra-bouillantes de l'implacable et moderne production, figés d'un seul coup, ces jeunots et leurs yeux, les coudes des uns dans le ventre des autres, sans un cri, dans un fracas muet, baïonnettes au canon, casques contre culs, ventres contre bottes, genoux déboîtés sous épaules disloquées, crânes entre-ouverts contre boussoles, horloges ou tabatières, toute cette animation, d'un seul clic affadie dans le gel assoupi à quelques mètres de fange de la lumière et des heures.
En tout cas, là je pâtis, comme qu’on dit cheu-nous. C’est roffe. Je manque de presque tout allant, dont l’envie, la vraie, de m’éclater, de rigoler, de m’amuser. Je ne suis pas tranquille. Ces conneries de vaccins et surtout la symétrique et lisse omerta qui prévaut dans toute la médiacrassie de l’Ouest me donnent envie de me rouler en boule moi aussi dans une casemate sous le limon. Marde. Je dors mal. Ça passe pas. Je suis sidéré. J’aurais jamais cru qu’un jour, Zinn, Chomsky ou Foglia deviendraient des petits caniches qui sautent pour le sussucre. J'ose pas aller voir ce que raconte Galeano. Marchand, Agee, Castro, tous morts… Qui vit encore qui voit clair dans les ténèbres… Ça me remplit à vrai dire de désespoir. Aucune idée ne me mobilise. On trouve la guerre inéluctable. On trouve la souffrance normale. On nie jusqu'au point de rupture, à s'en crever les prunelles de peur de perdre son inestimable, irremplaçable et luxueux ennui. Je vais par les brumes… Où se réfugier. Où courir. Où tirer ma pathétique coquille… Personne n'écrira plus. Personne ne publiera plus. Personne ne s’engagera plus. Je suis sur le point de rouler hors la carte. Hors le temps et l’espace. Bof. Puisqu'il n'y a rien d'autre… On continue comme prévu.© Éric McComber

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