Les sciences sociales au lycée,
un enjeu démocratique
LE MONDE , 1er décembre 2009
La réforme en préparation devrait constituer une réelle opportunité d'interroger la place particulière occupée par le lycée dans le cursus scolaire des élèves français. Echelon intermédiaire entre le collège et l'enseignement supérieur, il convient de réfléchir sur les caractéristiques qui lui sont propres. Parmi celles-ci, la découverte par les lycéens de nouveaux champs de savoir, d'une nouvelle intelligibilité du monde qui les entoure, devrait constituer une de ses fonctions particulières. En complément des apports des disciplines scientifiques et littéraires que les élèves ont eu l'occasion d'approcher dès le collège, le lycée devrait privilégier, entre autres, la découverte de l'apport spécifique des sciences économiques et sociales (SES).
La crise économique a démontré avec une rare acuité la nécessité de fournir aux lycéens, citoyens en devenir, les moyens d'appréhender les questions économiques, sociales, politiques et écologiques qui traversent nos démocraties. Mais cette acquisition d'une culture économique et sociale ne saurait se limiter à la simple "exploration" de quelques notions économiques, comme le laisse penser le discours du ministre de l'éducation nationale. C'est bien de l'apport de l'ensemble des sciences sociales dont il est question.
La connaissance des apports de la science économique est essentielle pour appréhender de nombreux phénomènes du monde contemporain, tels que les mécanismes boursiers, le fonctionnement de l'entreprise ou d'un marché, ou encore la croissance économique. Mais la sociologie et la science politique développent des regards propres sur le monde et elles ont aussi à nous apprendre sur les sociétés humaines. Ouvrir l'esprit des lycéens à l'ensemble de ces approches est donc essentiel si on veut leur donner les clés pour comprendre la société dans laquelle ils vivent.
Le concert unanime d'hommages qui ont été rendus à l'occasion du décès de Claude Lévi-Strauss rappelait fort à propos l'apport de la démarche anthropologique dans notre rapport à l'autre et donc à nous-mêmes. Les sciences sociales permettent cette réflexivité en nous donnant les moyens de mettre à distance l'expérience personnelle, de développer le "regard éloigné" des élèves. Cette finalité devrait être renforcée dans le lycée du XXIe siècle.
La démarche de l'enseignement de sciences économiques et sociales amène les élèves à développer une posture intellectuelle en mobilisant les connaissances produites par les sciences sociales. Il est présent actuellement sous la forme d'une option de détermination de deux heures et demie par semaine en classe de seconde, et permet l'étude, entre autres, de l'entreprise, la famille, la consommation, l'emploi, les pratiques culturelles, le financement de l'économie ou le rôle du travail, de l'école et des associations dans l'intégration sociale.
Ce constat appelle une évidence : si la culture scientifique et la culture des humanités sont bien indispensables aux lycéens de demain, ce qu'on appelle la "troisième culture", portée par les sciences sociales, l'est au moins tout autant, aussi bien dans la perspective de la préparation des élèves à l'orientation dans l'enseignement supérieur que dans une optique de culture générale. Or, dans la nouvelle architecture du lycée, cet enseignement reste non seulement optionnel, mais de plus il voit son horaire se réduire de moitié. Cela pose un double problème.
En premier lieu, comment peut-on sérieusement faire découvrir les spécificités scientifiques d'une discipline jusqu'alors jamais enseignée avec un horaire aussi réduit ? A raison de 90 minutes par semaine, l'exploration n'ira pas bien loin ! En outre, demander à un jeune de 15 ans de choisir entre les SES et un enseignement d'"économie appliquée et gestion" est un compromis boiteux.
En second lieu, il sera encore possible à un élève de s'orienter en série économique et social (ES) sans jamais avoir suivi un enseignement de SES, discipline majeure de cette série. Imagine-t-on un élève suivre une première scientifique (S) sans jamais avoir fait de physique, ou suivre une première littéraire sans jamais avoir fait de lettres ? C'est inconcevable, et la réforme actuellement initiée est l'occasion idéale de mettre fin à cette anomalie du système éducatif. Pour l'instant, elle déstabilise un enseignement et une voie de formation qui ont démontré leur utilité. A cet égard la suppression de l'option science politique en première s'avère être un signe supplémentaire de l'appauvrissement de l'enseignement des sciences sociales au lycée.
Dans nos sociétés avancées, les questions économiques et sociales sont omniprésentes : médias, discussions familiales, cadre professionnel... Les sciences sociales constituent un continent de disciplines scientifiques matures qui produisent des outils intellectuels féconds pour appréhender ces questions complexes qui ne peuvent rester l'apanage d'une minorité.
Le système scolaire français ne peut rester étranger à cette exigence démocratique. Il est du devoir de l'école de permettre à sa jeunesse d'accéder aux savoirs solides que les sciences sociales mettent à jour. Ainsi, un lycéen de 18 ans devrait être en mesure de comprendre les principales informations de nos quotidiens nationaux. Il s'agit de donner au moins une fois au cours des sept années que les élèves passent au collège et au lycée un enseignement obligatoire de sciences sociales.
C'est pourquoi nous demandons à Luc Chatel, ministre de l'éducation nationale, de revoir son projet de réforme en permettant à la culture économique et sociale d'être traitée, au lycée, sur un pied d'égalité avec la culture scientifique et la culture littéraire. Un enseignement de SES doit notamment être dispensé à tous les élèves en classe de seconde avec un horaire décent et des conditions d'apprentissage permettant une réelle initiation aux méthodes des sciences sociales.
Christian Baudelot, professeur de sociologie à l'Ecole normale supérieure ;
Daniel Cohen, professeur de sciences économiques à l'Ecole normale supérieure ;
Sylvain David, président de l'Association des professeurs de sciences économiques et sociales ;
Nonna Mayer, présidente de l'Association française de science politique ;
Philippe Meirieu, professeur en sciences de l'éducation à l'université Lumière-Lyon-II ;
Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France.