Peau-crépière

En fait, je ne comprenais pas. Le mec était devant moi en train de gueuler à nouveau. Je me taisais, en plaçais une à la première occasion, lui expliquant que si je devais prendre cette photo, c'était pour mon boulot. Lui s'énervait d'autant plus, alors qu'elle était là à me regarder, se demandant peut-être comment j'allais réagir. Ou alors elle était tout bonnement atterrée par des réactions aussi démesurées, colériques et empreintes d'une bêtise parfaitement humaine.

Pour situer le contexte, le petit boulot d'étudiant que je me suis trouvé voilà presque un an consiste à aller dans certains bars et lieux culturels du centre-ville de Metz pour me charger du réassort de présentoirs à cartes publicitaires. Un boulot peinard la plupart du temps, pas totalement dénué d'intérêt en soi (puisque j'y apprends petit à petit une partie des rouages de la diffusion publicitaire), et qui paie pas trop mal, pour ce que c'est. Et puis, il est évidemment sûr que c'est mieux que de servir des burgers à des gens déjà trop gros, ou que de faire la plonge dans une cantine scolaire comme j'avais eu l'occasion de le faire l'an dernier.
J'avais déjà eu des problèmes par trois fois avec ce type. Cela ne faisait pas trois semaines que le point avait été implanté qu'il braillait déjà, disant que ce n'était pas ce à quoi il s'attendait, qu'on lui avait dit que ce ne serait que des cartes culturelles et qu'il se retrouve avec des pubs pour Desperados. La semaine suivante, voyant que ça partait comme des petits pains, il était tout sourire.
Et puis, sans aucune raison, il a demandé les trois milles cartes de visite que mon responsable lui a promis pour pouvoir implanter le point. Finalement, deux semaines après, le présentoir avait disparu pour cause de travaux.
Et là, les travaux finis, je vais prendre une photo du mur, puisque c'est ce que je dois faire avec le portable fourni, après avoir sélectionné "équipement disparu".
"Qu'est-ce qu'ils vont faire là?
-Hein?
-Bah c'est ce qu'il a dit, et je crois qu'il nous surveille."
Je n'avais même pas fait attention, mais effectivement, il attendait que je revienne. C'est à ce moment que j'ai eu droit à ce dont était capable la bêtise humaine. Les cris et les insultes, je m'en prenais plein la gueule, pour pas un rond, pour quelques cartes de visite à la noix, juste parce qu'un pauvre con était sous un mauvais jour. J'avais envie de lui demander si c'était le camion plein de merde qui se trouvait juste devant son bui-bui qui le mettait en rogne à ce point.
"Là prochaine fois que je vous vois je vous fait mettre en dehors!
-Ecoutez Monsieur, c'est pour mon travail, je passe ici, je suis obligé de prendre une photo.
-Oui bah votre travail j'en ai rien à foutre, votre patron m'a dit que j'aurai mes cartes de visite.
-Je lui en ai fait part plusieurs fois, l'imprimeur a du retard.
-Et bah alors qu'est-ce que vous foutez là?!
-Et bien alors la semaine prochaine je reviens, je récupère le présentoir et on en reste là.
-Il est à la benne votre bordel, et vous l'aurez quand j'aurai mes cartes!
-Je n'y suis pour rien, je suis étudiant, c'est juste un petit boulot pour me faire un peu d'argent, vous n'avez pas à vous en prendre à moi.
-Oui bah votre responsable s'il en a dans le pantalon qu'il vienne ici et on verra!"
Genre. Comme si un responsable-commercial qui a en charge tout le plateau nord-est n'avait que ça en foutre.
"Je lui ai rappelé plusieurs fois, comme je viens de vous le dire.
-Et bah c'est une langue de pute, vot' responsable. Et si c'est pareil pour votre paie et bah je vous plains Monsieur!"
Au moins, il avait changé de cible, c'était déjà mieux. Il disait cela alors que ses employés, comme d'habitude, avaient l'air triste et regardaient leurs chaussures. Pour rien au monde je n'aimerais être à leur place.
"Et on m'a dit que j'aurai son numéro et je l'ai jamais eu.
-Alors je vais vous le donner tout de suite.
-Voilà! Et je l'appellerai ce soir, et il va voir!"
Allez, plus que quelques instants et je pourrai me tirer d'ici. Sur un post-it, je note le nom et le numéro de mon responsable, en pensant à l'appeler sitôt sorti pour le prévenir.
Deux minutes plus tard:
"Je te préviens juste, c'est vraiment un gros con, s'il te laisse en placer une, c'est que t'as de la chance.
-T'en fais pas Mike, tu fais du bon boulot, t'inquiète pas pour ça.
-Okay, que ça se règle, parce que ça fait plusieurs fois qu'ils me font chier, j'ai pas à m'en prendre plein la gueule comme ça.
-Ses cartes sont printées, et si vraiment il a jeté le présentoir, je vais jouer franco et lui envoyer la facture du présentoir et des cartes. On verra quand il appellera si je suis de bonne humeur ou non, c'est tout."
Une heure plus tard j'avalai un anxiolytique pour me calmer, à défaut d'un verre. Comme ça, sans eau, juste avec un peu de salive, avant d'allumer une autre clope, alors que les passants bavaient devant les vitrines et remuaient leurs sachets pleins d'achats de Noël.
"Ça ne va pas?
-Putain, j'ai vingt-et-un an, j'aspire à mieux que ça.
-Comment ça?
-J'en ai rien à foutre des études et j'ai un boulot de merde. Je ne sais même pas ce que je vais faire l'an prochain, j'arrête pas depuis trois semaines, je suis crevé, et un pauvre con qui fait des crêpes toute la journée me prend pour de la merde."
C'était vendredi. Le soir, je me bourrai de codéine pour que mes douleurs au dos s'en aillent. Ça doit être nerveux plus qu'autre chose.
Enfin, personnellement, j'ai décidé dès le premier affrontement de boycotter ce restaurant. Au cas où, il se situe dans l'une des deux rues principales de Metz centre, près de la place de la République.
Si vous habitez les environs, je ne vais certainement pas vous inviter à ne plus vous y rendre, ni à caillasser sa vitrine. Sachez simplement que le gros qui est en cuisine est un crétin fini.