Magazine Voyages
C’est un texte à part. A la fois autobiographique. Mais aussi profondément romanesque. Des textes de vie et de mort. Terriblement actuels, bien qu’écrits dans la Russie des années 20. C’est de Mikhaïl Boulgakov, dans « Récits d’un jeune médecin » (Ed. L’âge d’homme), traduit par Hélène Gibert : « Ainsi, je restai seul. Autour de moi, les ténèbres de novembre et leurs tourbillons de neige. La maison était ensevelie, les cheminées s'étaient mises à hurler. J'avais passé les vingt-quatre années de ma vie dans une ville immense et je pensais que la tempête de neige ne hurlait que dans les romans. En fait, elle hurle bel et bien. Les soirées ici, étaient particulièrement longues, la lampe, avec son abat-jour bleu, se reflétait dans le noir de la fenêtre et, les yeux posés sur cette tache qui brillait à ma gauche, je rêvais. Je rêvais du chef-lieu, à quarante kilomètres de moi. J'avais une envie folle de fuir là-bas, d'abandonner ce poste. Là-bas, il y avait l'électricité, quatre médecins auxquels on pouvait demander conseil, et, quoi qu'il puisse arriver, ce n'était pas aussi terrible. Mais il n'y avait aucune possibilité de fuite et par moments, moi-même, je me rendais bien compte que je faisais preuve de faiblesse. N'était-ce pas précisément pour cela que j'avais fait mes études à la faculté de médecine... « Mais, et si on m'amène une femme pour un accouchement anormal? Ou bien, supposons, un malade avec une hernie étranglée? Que faire? Apportez-moi donc vos conseils, je vous en prie. Il y a quarante-huit jours que j'ai terminé la faculté avec mention Très Bien, mais la mention est une chose et la hernie en est une autre. Unefois, seulement, j'avais eu l'occasion de voir le professeur opérer une hernie étranglée. Lui opérait, et moi, j'étais assis dans l'amphithéâtre. Et pas plus... » Souvent, à la pensée de la hernie, je sentais une sueur froide couler le long de ma colonne vertébrale. Tous les soirs, après avoir bu mon thé, je restais assis dans la même position: à ma gauche, tous les manuels d'obstétrique chirurgicale avec, sur le dessus, le petit Doderlein, et à ma droite, dix tomes différents de chirurgie opératoire, remplis de schémas. Je geignais, fumais, buvais mon thé noir tout froid... Je m'étais endormi: je me souviens parfaitement de cette nuit, c'était le 29 novembre, un vacarme à la porte me réveilla. Cinq minutes plus tard, j'enfilais mon pantalon, sans pouvoir détacher mon regard implorant de ces livres divins de chirurgie opératoire. J'entendais un crissement de patins dans la cour: mes oreilles se faisaient extraordinairement sensibles. En réalité, c'était encore plus terrifiant qu'une hernie ou qu'une présentation transversale: on m'avait amené au poste hospitalier de Nikolskoïe, à onze heures du soir, une petite fille. La garde-malade me dit d'une voix sourde: « La petite est faible, elle meurt... Je vous en prie, docteur, venez à l'hôpital... » Je me souviens avoir traversé la cour, m'être dirigé vers le réverbère à pétrole de l'entrée de l'hôpital, sans cesser de le regarder scintiller, comme fasciné. La salle de consultation était déjà éclairée et mon personnel au complet m'attendait, déjà habillé et en blouse. Il s'agissait de l'infirmier, Démian Loukitch, jeune encore mais très capable, et de deux sages-femmes pleines d'expérience: Anna Nikolaïevna et Pélagie Ivanovna. Pour ma part, je n'étais qu'un médecin de vingt-quatre ans, sorti de la faculté depuis deux mois et affecté à la tête de l'hôpital de Nikolskoïe. L'infirmier, d'un geste solennel, ouvrit la porte en grand, et la mère apparut. Elle entra comme un bolide, glissant dans ses bottes de feutre. Sur son foulard, la neige n'avait pas encore fondu. Elle tenait dans ses bras un ballot qui chuintait et sifflait à un rythme régulier. Elle avait un visage altéré et pleurait tout bas. Lorsqu'elle quitta sa peau de mouton et son foulard, qu'elle défit son ballot, j'aperçus une petite fille qui devait avoir trois ans. Je la regardai et oubliai pour un instant la chirurgie opératoire, la solitude, l'inutilité de mon fatras universitaire, j'oubliai tout, résolument, devant la beauté de la fillette. A quoi la comparer? Ce n'est que sur les boîtes de bonbons que l'on dessine de tels enfants: des cheveux naturellement frisés, en grosses boucles couleur des seigles presque mûrs, des yeux bleus foncés, absolument immenses, des joues de poupée. Ce sont les anges que l'on dessinait ainsi. Cependant, un étrange brouillard se nichait au fond de ses yeux, je compris que c'était de la peur: elle ne pouvait plus respirer. « Elle va mourir d'ici une heure », pensai-je avec une certitude absolue, et mon cœur se serra douloureusement... A chaque respiration, la gorge de la petite fille se creusait, ses veines gonflaient et son visage rosé prenait une teinte légèrement violette. Cette couleur, j'en saisis immédiatement le sens et la portée. Je compris sur le champ de quoi il s'agissait, établis mon premier diagnostic à la perfection, et, chose importante, en même temps que les sages-femmes qui, elles, avaient déjà de l'expérience: « La petite a le croup diphtérique, sa gorge est déjà encombrée par des pellicules et sera bientôt complètement bouchée... » « Depuis combien de jours est-elle malade? demandai-je dans le silence attentif de mon personnel. - C'est le cinquième jour, oui, le cinquième, dit la mère en me regardant fixement de ses yeux secs. - Croup diphtérique, dis-je entre mes dents à l'infirmier ; et à la mère : - Mais à quoi pensais-tu, dis-moi, à quoi? » A ce moment-là une voix pleurnicharde s'éleva derrière moi: « Le cinquième jour, Monsieur le Docteur, oui, le cinquième ! » Je me retournai et vis une vieille femme silencieuse, le visage tout rond dans un foulard. « Que ce serait bien s'il n'y avait plus toutes ces vieilles bonnes femmes », pensai-je, avec le triste pressentiment d'un danger. « Toi, la vieille, tais-toi, tu me gênes », dis-je. Et à la mère je répétai: « Mais à quoi pensais-tu? Cinq jours? Hein? » D'un geste soudain machinal, la mère donna la petite fille à la vieille et s'agenouilla devant moi. « Donne-lui des gouttes, dit-elle en frappant le sol de son front, si elle meurt, je me pendrai. « Lève-toi immédiatement, répondis-je, sinon je ne m'occupe plus de toi. » Dans le frou-frou de sa large jupe, la mère se releva rapidement, prit la petite des bras de la vieille et se mit à la bercer. La vieille commença à prier, tournée vers le cadre de la porte, quant à la petite fille, elle respirait toujours en sifflant comme un serpent. L'infirmier me dit: « Ils font tous pareil. Ah, ces gens! » A ces mots, sa moustache se tordit sur le côté. « Alors, elle va mourir? demanda la mère, en me regardant, me sembla-t-il, avec une fureur noire. Oui », dis-je sans forcer la voix, mais avec fermeté. Aussitôt, la vieille retroussa le bas de sa jupe et s'en essuya les yeux. La mère, elle, me cria d'une voix hystérique: « Donne-lui, fais quelque chose! Donne-lui des gouttes! » Je voyais clairement ce qui m'attendait et je fus ferme. « Et quelles gouttes, s'il te plaît? Dis-moi un peu? La petite s'étouffe, sa gorge est déjà obstruée. Pendant cinq jours, tu as laissé mourir ta gamine à quinze kilomètres de moi. Et maintenant, que veux-tu que je fasse? C'est à toi de le savoir, Monsieur le Docteur », dit la vieille d'une voix peu naturelle, tout en pleurnichant sur, mon épaule gauche. Je me pris aussitôt à la détester. « Tais-toi! », lui dis-je. Et me tournant vers l'infirmier, j'ordonnai de prendre la petite fille. La mère la donna à la sage-femme. La fillette commença à se débattre, apparemment, elle essayait de crier, mais déjà, sa voix· ne sortait plus. La mère voulait la protéger, mais nous l'écartâmes. Alors, à la lumière de la lampe-éclair, je réussis à regarder la gorge de la petite fille. Jusque-là, je n'avais jamais vu de diphtérie, si ce n'est des cas bénins rapidement oubliés. Dans sa gorge, on voyait quelque chose de blanc, comme déchiqueté, et qui gargouillait. La petite fille souffla soudain et me cracha à la figure, mais, je ne sais pourquoi, je n'eus aucune crainte pour mes yeux, préoccupé que j'étais par mes pensées. « Voilà, dis-je, étonné de mon propre calme, la situation est la suivante: il est trop tard, la petite est en train de mourir. Et rien n'y fera, si ce n'est une chose: l'opération. » Pourquoi avais-je dit cela? J'en fus moi-même épouvanté, mais je ne pouvais pas ne pas le dire. « Et si elles donnaient leur accord? » Cette pensée me traversa l'esprit. « Comment cela? demanda la mère. - Il va falloir ouvrir au bas de la gorge et placer un tube en argent pour permettre à la petite de respirer. Alors, peut-être, nous la sauverons », expliquai-je. La mère me regarda comme on eût regardé un fou et protégea la petite fille de ses bras. La vieille, elle, se remit à rabâcher : « Tu n'y penses pas! Ne laisse pas ouvrir! Tu n'y es pas! Lui ouvrir la gorge?! - Va-t-en, la vieille! lui dis-je avec haine. - Faites une injection de camphre », ordonnai-je à l'infirmier. Quand elle vit la seringue, la mère ne voulut pas laisser la petite fille, mais nous lui expliquâmes qu'il n'y avait rien à craindre. « Ça va, peut-être, lui faire du bien? demanda la mère. - Non, pas du tout. » Alors, elle éclata en sanglots. « Assez! » dis-je. Je sortis ma montre et ajoutai: « Je vous donne cinq minutes pour réfléchir. Si vous n'êtes pas d'accord, passé ces cinq minutes, je ne me charge plus de rien. - Pas d'accord! dit la mère d'un ton tranchant. - Pas notre consentement, ajouta la vieille. - Bon, comme vous voulez », dis-je d'une voix sourde, et je pensai: « Voilà, c'est fini! Pour moi, c'est plus facile. J'ai dit et proposé ce qu'il fallait, les sages-femmes ont ouvert de ces yeux! Elles ont refusé, je suis sauvé. » A peine avais-je eu cette pensée que, d'une voix étrangère à la mienne, quelqu'un dit à ma place: « Mais enfin, vous êtes devenues folles? Comment ça, pas d'accord? Vous faites mourir cette petite. Acceptez donc. Comment n’avez-vous pas pitié? - Non! » cria de nouveau la mère. Et intérieurement je pensais: « Mais qu'est-ce que je suis en train de faire? Je vais bien l'égorger, cette petite fille. » Mais ce que je disais était tout autre: « Allez, dépêchez-vous, dépêchez-vous d'accepter! Mais acceptez donc! Regardez, ses ongles bleuissent déjà. - Non! Non! - Eh bien, emmenez-les dans la salle, et qu'elles y restent. » On les emmena par le couloir faiblement éclairé. J'entendais leurs pleurs et le sifflement de la petite fille. L'infirmier revint aussitôt: « Elles acceptent! », dit-il. Tout se pétrifia en moi, cependant je dis d'une voix distincte : « Stérilisez immédiatement bistouri, ciseaux, écarteurs et sonde! » Un instant plus tard, je traversai la cour à toute vitesse, et là, dans un crissement, la tempête de neige voltigeait comme un démon. J'arrivai chez moi et, comptant chaque minute, je saisis un livre, le feuilletai et finis par trouver un schéma de trachéotomie. Là-dessus, tout était clair et simple: la gorge était ouverte et le bistouri planté dans la trachée-artère. Je me mis à lire le texte, mais je ne comprenais rien, les mots, bizarrement, sautaient devant mes yeux. Je n'avais jamais vu pratiquer de trachéotomie. « Oui mais, il est trop tard, à présent » pensais-je, et, jetant un regard angoissé sur le bleu, sur les couleurs vives de ce schéma, j'eus la sensation qu'une affaire difficile, effrayante, venait de me tomber dessus. Alors, sans prendre garde à la tempête, je retournai à l'hôpital. Dans la salle de consultation, une ombre aux jupes bouffantes vint se coller à moi, et une voix pleurnicha: « Monsieur le Docteur, comment ça, ouvrir la gorge de ma petite? Mais vous n'y pensez pas? Cette idiote de femme, elle a accepté, mais mil, je ne le donne pas, mon accord, pas question. Je veux bien qu'on la soigne avec des gouttes, mais lui ouvrir la gorge, je ne laisse pas faire. - Mettez-moi cette bonne femme dehors! », criai-je, et dans mon emportement, j'ajoutai: « C'est toi, l'idiote de femme, toi! Et elle, précisément, elle est intelligente! Et d'ailleurs, personne ne te demande rien ! Dehors ! » La sage-femme saisit fermement la vieille et la poussa hors de la salle. « C'est prêt! », dit soudain l'infirmier. Nous entrâmes dans la petite salle d'opération et, comme à travers un voile, j'aperçus les instruments étincelants, la lampe aveuglante, la toile cirée ... Une dernière fois, je sortis voir la mère à qui l'on venait juste d'arracher la petite fille. J'entendis seulement une voix rauque me dire: « Mon mari n'est pas là. Il est à la ville. Il va arriver et apprendra ce que j'ai fait, il me tuera! » « Il la tuera », répéta la vieille, en me regardant avec effroi. »