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WE ARE SPARTAAAAAAAA ! (Žižek aime le cinéma :-)

Publié le 14 octobre 2009 par Cdsonline

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À l’inglorious Tarentino et sa morale de cynique postmoderne, j’opposais récemment le film apparaissant à mon sens (et par anticipation) son salutaire contrepoint : 300 de Zac Snyder.
Quelle ne fut pas ma surprise, mon plaisir et ma joie de découvrir avant-hier parmi mes e-mails
(merci Jean-Louis! :-) ce texte inédit de Slavoj Žižek, traduit par Marie-Mathilde Burdeau, paru dans le supplément Les lettres françaises du journal l’Humanité.
(Mieux vaut l’imprimer, car il est assez long)
À lire et relire.
300 fois.
Son titre : La vraie gauche hollywoodienne.
Slavoj Žižek : total respect. ^^

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300, le film de Zack Snyder retraçant l’épopée des 300 soldats spartiates qui se sont sacrifiés aux Thermopyles pour retenir l’invasion de l’armée perse de Xerxès, a été taxé à sa sortie de militarisme patriotique de la pire espèce, faisant directement allusion aux récentes tensions avec l’Iran et aux événements en Irak – est on bien sûr que les choses soient aussi tranchées? Il nous semble qu’il faille plutôt s’attacher à défendre ce film dans le détail contre de telles accusations.

Il y a deux points à considérer. Le premier a trait à l’histoire elle-même : un pays petit et pauvre (la Grèce) est envahi par l’armée d’un État bien plus puissant (la Perse), bien plus développé à l’époque, et disposant d’une technologie militaire nettement plus avancée – les éléphants et les flèches géantes enflammées des Perses ne sont-ils pas la version antique des armes issues de la technologie de pointe? Les survivants de Sparte et leur roi Léonidas tombant sous une pluie de flèches ne sont-ils pas en quelque sorte bombardés à mort par des techno-soldats maniant leurs armes sophistiquées et placés à distance de sécurité, à l’instar de ces soldats américains qui déclenchent aujourd’hui la fusée-roquette depuis leurs vaisseaux de guerre voguant en sécurité dans le golfe Persique?

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Et les mots de Xerxès essayant de convaincre Léonidas pour qu’il accepte la domination perse ne sont assurément pas ceux d’un fondamentaliste musulman fanatique: il essaie de séduire Léonidas et de le soumettre en lui promettant la paix et des plaisirs charnels, s’il accepte de rejoindre le grand Empire perse. Tout ce qu’il lui demande, c’est un geste formel d’asservissement, de reconnaissance de la suprématie perse – si les Spartiates acceptent, ils obtiendront l’autorité suprême sur toute la Grèce. N’est-ce pas exactement cela que le président Reagan demanda au gouvernement sandiniste du Nicaragua? Ils n’auraient qu’à donner du «Salut, vieil oncle!» aux États-Unis…

Et la cour de Xerxès n’est-elle pas présentée comme une sorte de paradis multiculturaliste où coexistent les modes de vie les plus variés? Tous participent aux orgies ici, toutes les races, les lesbiennes et les gays, les invalides, etc. Les Spartiates ne sont-ils donc pas, avec leur discipline et leur esprit de sacrifice, bien plus proches des talibans défendant l’Afghanistan contre l’occupation américaine (ou plutôt de l’unité d’élite de la Garde révolutionnaire irakienne, prête à se sacrifier en cas d’invasion américaine)?

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L’arme principale des Grecs contre cette suprématie écrasante est la discipline et l’esprit de sacrifice, et, pour citer Alain Badiou – «Nous avons besoin d’une discipline populaire» –, je dirais même […] que « ceux qui n’ont rien n’ont que leur discipline. Les pauvres, ceux qui n’ont aucun moyen financier ou militaire, aucun pouvoir, tout ce qu’ils ont, c’est leur discipline, leur capacité d’agir ensemble. Leur discipline est déjà une forme d’organisation». À notre époque, où la permissivité hédoniste constitue l’idéologie dominante, le temps est venu pour la gauche de se (ré)approprier la discipline et l’esprit de sacrifice : il n’y a rien de fondamentalement «fasciste» dans ces valeurs.

Mais, même cette identité fondamentaliste des Spartiates est plus ambiguë. Le plan des Grecs – résumé dans une déclaration programmatique prononcée vers la fin du film, «contre le règne du mysticisme et de la tyrannie, vers un futur radieux», et précisé encore comme étant la règle de la liberté et de la raison – résonne comme un programme élémentaire des Lumières, agrémenté même d’un soupçon de communisme!

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Rappelons également qu’au début du film Léonidas rejette catégoriquement le message des «oracles» corrompus, selon lesquels il ne plaît pas à Dieu qu’on initie une expédition militaire pour arrêter les Perses – comme nous l’apprenons par la suite, les «oracles», supposés recevoir le message divin en pleine transe extatique, étaient en réalité soudoyés par les Perses, à l’instar de cet oracle tibétain qui délivra au dalaïlama, en 1959, le message de quitter le Tibet et qui était – nous l’avons appris récemment – employé par la CIA !


Mais qu’en est-il de l’apparente absurdité de l’idée de dignité, de liberté et de raison, tenue par une discipline militaire de fer, incluant la pratique de se débarrasser des enfants inadaptés? Cette absurdité est simplement le prix de la liberté – la liberté n’est pas gratuite, ainsi qu’il est dit dans le film. La liberté n’est pas quelque chose de donné, elle se regagne dans une lutte féroce au cours de laquelle on doit s’attendre à tout perdre.

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L’impitoyable discipline militaire des Spartiates n’est pas simplement le revers externe de la «démocratie libérale» d’Athènes, elle est sa condition inhérente, elle en constitue la fondation: le sujet libre de la raison ne peut émerger qu’au moyen d’une autodiscipline impitoyable. La vraie liberté n’est pas la liberté d’un choix effectué à une distance de sécurité, comme le choix entre un gâteau au chocolat et un gâteau à la fraise; la vraie liberté recouvre la nécessité, le choix vraiment libre est celui qui met en jeu la propre existence du sujet qui le fait – on le fait parce qu’on «ne peut pas faire autrement», tout simplement. Lorsque, dans un pays sous occupation étrangère, le chef de la résistance vous appelle à le rejoindre dans sa lutte contre les occupants, la raison à donner n’est pas «tu es libre de choisir» mais «ne vois-tu pas que c’est la seule chose que tu puisses faire pour conserver ta dignité?»

Qu’on ne s’étonne pas que les premiers radicaux égalitaires modernes, de Rousseau aux Jacobins, admirent Sparte et rêvent la France républicaine en nouvelle Sparte : il y a un noyau émancipateur dans l’esprit spartiate de la discipline militaire qui subsiste une fois tombé son attirail historique de principe de classe, d’exploitation impitoyable et de terreur exercée sur les esclaves, etc.

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Le second point, l’aspect formel du film, est peut-être le plus important: le film a été entièrement tourné dans un entrepôt de Montréal, tout le décor et de nombreux personnages et autres objets ayant été ajoutés numériquement. L’artifice des personnages à l’arrière-plan semble contaminer les «vrais» acteurs eux-mêmes, qui apparaissent alors souvent comme des personnages de BD doués de vie (le film est une adaptation de 300, le «roman graphique» de Frank Miller).

La nature artificielle (numérique) de l’arrière-plan crée en outre une atmosphère claustrophobique, comme si l’histoire n’avait pas lieu dans la « vraie » réalité, avec ses horizons ouverts à l’infini, mais dans un «monde fermé», une sorte de monde en relief dans un espace fermé. Esthétiquement, nous sommes là à une étape avancée par rapport aux sagas de La Guerre des étoiles ou du Seigneur des anneaux. Bien que nombre d’éléments du décor et de nombreux personnages soient également insérés numériquement dans ces sagas, l’impression générale est néanmoins celle d’«acteurs et d’objets» (éléphants, Yoda, Urkhs, palais, etc.) «numériques» (et réels), placés dans un «vrai» monde ouvert. Dans 300, au contraire, les personnages principaux sont tous de «vrais» acteurs placés dans un décor artificiel, une combinaison qui crée un monde «fermé» bien plus étrange, mélange «cyborg» de vrais gens intégrés dans un monde artificiel. C’est uniquement dans 300 que la combinaison d’acteurs et d’objets «vrais» à un environnement digital s’est approchée de la création d’un espace esthétique autonome réellement nouveau.

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Le fait de mixer des arts différents, d’inclure dans un art une référence à un autre art, possède une longue tradition, particulièrement en ce qui concerne le cinéma; la médiation du cinéma, par exemple, est évidente dans de nombreux portraits de Hopper où une femme regarde au dehors, placée derrière une fenêtre ouverte (on a là un champ sans contrechamp). Si 300 est remarquable, c’est que (pas pour la première fois bien sûr, mais d’une façon artistiquement bien plus intéressante que dans Dick Tracy de Warren Beatty, par exemple) un art techniquement avancé (le cinéma numérique) se réfère à un autre qui l’est moins (la bande dessinée). L’effet produit est celui d’une «vraie réalité» perdant son innocence, semblant appartenir à un univers artificiel fermé, qui est une représentation parfaite de notre déplorable situation socio-idéologique. Les critiques qui prétendent que la «synthèse» de deux arts dans 300 est ratée ont donc tort par là même où ils voient juste: bien sûr que la «synthèse» échoue, bien sûr que l’univers que nous voyons à l’écran est traversé par un antagonisme profond et une inconsistance, mais c’est cet antagonisme même qui est l’index de la vérité.


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