Magazine

No country for old men : pas de pays pour les anciens… (et le rêve américain vira au cauchemar)

Publié le 12 février 2008 par Cdsonline

no-county-old-men.1202841816.jpg

Le film commence par une “voix off” qui n’aura jamais aussi bien porté son nom : exit la voie des pères, de la loi et de la transmission. Hors je(u). Le Mal auquel le shériff est appelé à se confronter est d’un autre tonneau, un genre jamais vu auparavant, comme venu d’un autre monde, et la longue lignée traditionnelle des shériffs n’a pas les moyens de s’y opposer, elle s’avoue vaincue, dépassée, mise au rancart : ce n’est pas une question de compétence ou de courage individuel, le mal est plus ancien, plus profond, plus sournois, il y a faillite dans la transmission généalogique, une couille dans le potage hystérico-familial américain. En descendant de son cheval, la figure américaine du père a chuté…

En tant que forme narrative privilégiée du Nouveau Monde, le western est le genre majeur du cinéma américain (voire du cinéma tout court), bien plus puissant du fait de son aura réaliste et de son historique caution que la science-fiction ; et les frères Coen ne s’y sont pas trompés en mettant en scène le roman éponyme de Cormack McCarthy selon les incontournables lois du genre: western… mais dans les années mille neuf cent quatre-vingts.

nocountry_space.1202842033.jpg

L’espace d’abord. La mise en espace. Au bord du vertige. Une certaine idée de l’infini, et par contrecoup de l’humaine mesure. Pour ne pas dire l’humaine petitesse. Alors bien sûr, dans cette fresque sombre, sanglante et satanique — puisqu’il ne s’agit rien de moins que de la survenue en ce monde du Mal radical — il y a au moins deux cow-boys qui sont convoqués à s’y mesurer : le père-shériff (Tommy Lee Jones, ranger in black esseulé) non-dupe, volontaire mais déjà dépassé par ses arrières et ses arriérés, celui qui en sait trop, qui en a trop vu, qui fait depuis longtemps la différence entre la morale et l’éthique ; et Llewellyn Moss (Josh Brolin, croisement de Burt Reynolds et de McGyver) vaillant et méthodique chasseur old school, qui n’est pas sans qualités, qui pourrait faire face à l’adversaire, mais qui présente la faille majeure, propre au modèle américain du fils éternel cow-boy, de ne rien avoir construit de solide sur le plan existentiel, de ne s’être pas vraiment confronté au monde des femmes (et le retour du refoulé ramené à cette inévitable question des origines, Llewellyn en fera l’a-mère, fatale et définitive expérience…) Outre qu’il vit avec sa jeune épouse dans une caravane immobilisée, toutes les cloisons qu’il va rencontrer dans son périple, tout le bâti du trop fameux brick and mortar représentant le “bon sens” américain des réalités, et bien tout ça, il va le constater de murs en parois et de motels en hôtels, c’est du flan, du précaire, du carton-pâte ! Serrures et conduits d’aération y compris ! Remparts dérisoires immédiatement avalés par l’espace à l’instar des maisons des trois petits cochons face à l’invasive détermination du Loup.

Car le Mal prend ici essentiellement deux formes : le tueur-loup Anton Chigurh (Javier Bardem, décoiffant) et… l’argent. L’insaisissable capital. Le spectral capital. La mallette de billets par laquelle tout arrive, capital risqué circulant de plus en plus à son aise et “déterritorialisant” à tout va, semant la dévastation sur son passage, contaminant y compris les plus jeunes… Une scène emblématique : Anton Chigurh joue la vie du boutiquier de l’ouest américain typique des années cinquante à pile ou face : “Cette pièce a été frappée en 1958; elle a mis vingt deux ans pour arriver jusqu’ici, alors maintenant qu’elle est là, choisis: pile ou face ?” Implacabilité du destin suspendu à l’injonction psychotique du monde, si la figure du diable permet de donner une forme logique et narrative au problème de l’origine du Mal, elle se manifeste essentiellement par le “vide” de son sujet, pur miroir du manque à être, du trou de et dans l’autre. “Wo es war soll ich werden” annonçait déjà Freud au début du siècle : “Où c’était, le sujet doit advenir” a traduit Lacan. Au shériff en retraite ne reste plus qu’à se réfugier dans l’interprétation de ses rêves pour essayer de reconquérir la dignité du sujet américain perdu. Plus noir tu meurs… Mais c’est bien vu, bien (d)écrit et bien fait (pour nous). Avec en prime les nombreuses et remarquables trouvailles visuelles d’un art cinématographique maîtrisé, signé Coen brothers.

bardemcountry.1202843031.jpg


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Cdsonline 606 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte