Invité également, Alexis Lang a répondu en nous envoyant un très long mail dans lequel il abordait un grand nombre de questions sur lesquelles nous nous sommes exprimés pendant la table-ronde. Vétéran du jeu de rôles papier, rédacteur en chef de Dragon Magazine VF, Alexis Lang a abordé le jeu vidéo avec la conviction que le game play et le scénario étaient indissociables. Il a conçu des jeux de stratégie chez Cryo, puis des jeux d'aventure-gestion chez Kheops Studio. Les titres qui lui ont laissé le meilleur souvenir sont Salammbô, qui se déroule dans l'univers graphique de Druillet, Retour sur l'île Mystérieuse et Dracula 3.
Comme le sujet de la narration dans les jeux vidéo semble intéresser de nombreuses personnes qui assistent à mes conférences ou lisent mon blog, j’ai demandé à Alexis la permission de publier son texte. Il a gentiment accepté et, après quelques retouches, m’a livré une version revue et enrichie.
Le texte est dense mais comme dit le proverbe turc, « si la montagne ne veut pas venir, on ira la trouver ». Voici la première partie.
Les 4 choix de Mathilde
Pour préparer la conférence, Mathilde nous avait demandé de nous situer, en tant que créateurs de jeux, dans un tableau à deux entrées :
« Si on fait un tableau à partir des deux variables que sont la quantité d'histoire injectée par le créateur du jeu et la quantité de choix proposés au joueur, ça donne la diagonale suivante :
Will Wright = peu d'histoire et un max de choix (bac à sable)Doug Church (System Shock) = pas mal d'histoire et beaucoup de choix (école Looking Glass)
Peter Molyneux (Fable) = beaucoup d'histoire et pas mal de choix (école Bioware)
David Cage = un max d'histoire et peu de choix (film interactif) »
Comment je me situe ?
En examinant le tableau de référence, je me suis d’abord placé en troisième position : beaucoup d’histoire et pas mal de choix. Les jeux auxquels j’ai participé ces dernières années entrent en effet dans cette catégorie.Cependant, j’ai commis des aventures à choix multiples et même des nouvelles et romans sans choix aucun : cela semble me tirer vers la catégorie 4 (films interactifs).
Mais j’ai également beaucoup travaillé sur des RTS qui étaient de purs bacs à sable. Et en tant que joueur, j’ai vécu de très fortes expériences avec ce type de jeu : Shogun Total War m’a donné l’impression de plonger dans un film de Kurosawa, et Civilization m’a permis de vivre, non seulement une histoire, mais l’Histoire avec un grand H.
Enfin, et surtout, j’ai commencé par le jeu de rôles papier, forme de jeu très ouverte puisque les joueurs peuvent y faire n’importe quoi, et ils ne s’en privent pas, les bougres !
Le jeu de rôles papier m’a entièrement accaparé pendant cinq ans : je jouais, j’écrivais des scénarios, et je jouais encore, parfois trente heures d’affilé en me gorgeant de café. Ce passé de « rôliste » influence toutes mes activités et notamment mon approche du jeu vidéo. Je me suis formé en voyant les joueurs réagir en temps réel, tomber dans mes pièges ou les éventer, comprendre ou ne pas comprendre les indices que j’avais mis sur leur route. Aujourd’hui encore, quand je travaille, j’entends souvent la voix off d’un joueur imaginaire qui commente mes trouvailles, généralement de manière critique : « Hé, c’est quoi ce truc ? J’y comprends rien à cette histoire, etc...»
Le jeu de rôles met les nerfs du Maître de jeu à rude épreuve. Conformément à la loi de Murphy, les joueurs s’engagent presque toujours dans les pistes narratives qu’il a le moins bien préparées. A lui de réagir en temps réel, en improvisant. Il doit faire en sorte que l’univers réponde de manière cohérente et « narrativement satisfaisante » aux actions des joueurs. Comme Eric le sait bien, certains ARG ont aussi des animateurs qui adaptent le storytelling aux actions des joueurs. A ma connaissance, le procédé est peu répandu dans les MMO, et c’est sans doute dommage : ce serait peut-être le moyen le plus simple d’élever la qualité dramatique de l’expérience.« Mimicry » et narration
En me lançant dans le jeu de rôles, j’étais poussé par le désir d’entrer dans le monde de mes romans de fantasy préférés. J’éprouvais, comme l’écrit Tolkien un profond « désir de dragons 1 ». Lire des merveilles ne suffisait pas, je voulais les vivre.Par la suite, quand je me suis interrogé sur les rapports entre la narration et le jeu, j’ai naturellement envisagé le problème en tant que rôliste. C’est le livre de Roger Caillois, Les jeux et les hommes qui m’a donné les premiers éléments d’une réponse.Caillois identifie dans les jeux les éléments suivants :
• Alea : hasard (roulette, loterie)
• Agôn : compétition (sports, échec)
• Ilynx : vertige (manèges, sports extrêmes, jeu du mouchoir)
• Mimicry : « faire semblant » (imiter un avion ou une locomotive, jouer à la poupée, aux marionnettes, jouer dans une pièce de théâtre)
Le système s’applique très bien aux jeux vidéo, qui combinent tous ces éléments dans diverses proportions.
Vous remarquez que Caillois ne fait pas de place à l’élément narratif, sans doute parce qu’il est trop général : il intervient sans doute dans toutes les activités humaines. Il ne caractérise donc pas le jeu et je pense aujourd’hui que c’est pour cette raison que notre auteur l’a écarté.
Cependant, j’ai longtemps cru que l’élément narratif était exclusivement contenu dans le « mimicry » : j’entre dans le monde de jeu parce que je « fais semblant » d’être un guerrier, une naufragée, un enquêteur. Il y a donc une analogie entre le joueur et l’acteur qui interprète un personnage. Dans le cas du jeu de rôles, c’est flagrant, mais peut-on généraliser ce principe ? Sans doute. Ailleurs sur ce blog, un commentateur2 soutient que le jeu vidéo devrait être classé dans les arts « performatifs » au même titre que le théâtre et la musique.
Le joueur est donc un interprète. Réciproquement, on dit que le musicien et l’acteur « jouent »3. Le « jeu » d’un musicien ou d’un acteur, c’est la part de liberté qui lui revient dans l’interprétation d’une œuvre écrite. Le jeu d’un mécanisme, c’est l’espace qui permet aux différentes pièces de « jouer ».Reprenons l’analogie entre joueur et acteur pour voir où elle nous conduira.
Au théâtre, comme dans le jeu de rôles, on distingue deux sortes d’interprètes : ceux qui imposent toujours leur propre personnalité à leurs différents rôles et les « créateurs de personnalités » qui aiment construire une grande variété de personnages.
Transposée dans l’univers du jeu vidéo et poussée à l’extrême,
la première attitude se traduit par : une vue subjective intégrale, un contrôle total sur le personnage, et pas de commentaires en voix intérieure (puisque l’esprit du personnage et celui du joueur ne font qu’un).La seconde attitude implique une prise de distance. Elle peut se traduire graphiquement par un passage de la première à la troisième personne.
Le personnage mène ses propres réflexions et en fait part au joueur. Il peut refuser de faire des actions qui ne lui plaisent pas. La distance entre le personnage et le joueur se creuse, mais on reste encore dans l’interprétation.On s’en éloigne dès qu’on autorise le joueur à contrôler plusieurs personnages, un peuple, une armée, une colonie de lemmings, le vent… Quel rôle interprète alors le joueur ? Celui d’un général, d’un dieu, de l’esprit des lemmings ? Bien que toutes ces interprétations soient possibles, l’analogie joueur/acteur devient beaucoup moins nette. Elle se dilue également dans les ARG où l’on joue son propre rôle. Mais si le joueur ne peut être systématiquement assimilé à un acteur, il est toujours un « performer » puisqu’il crée en direct l’histoire de sa partie en utilisant l’interface du jeu.Storytelling as archaeology
De l’idée d’un joueur-acteur, je suis passé à celle d’un joueur créateur d’histoire. Le game designer n’est donc plus le seul responsable du storytelling : il partage son pouvoir avec le joueur. Et comme c’est en définitive le joueur qui écrit l’histoire par ses actes, la fonction du game designer n’est pas de raconter, mais de construire pour le joueur un univers d’où pourront émerger de bonnes histoires4.
Pour délivrer au joueur les informations clé, le game designer a de nombreuses solutions. L’exposé direct n’est pas le plus habile. En effet :- Les silences ont parfois plus de poids que les mots : « aucun villageois ne veut parler du château… qu’est-ce que ça veut dire ? »
- Les décors peuvent et doivent parler 5 : on apprend beaucoup en observant l’architecture d’une ville, l’état de délabrement des bâtiments, les publicités, les affiches de propagande…
- Enfin, les documents présents dans l’univers du jeu constituent une mine d’informations. Je pense aux carnets intimes, aux coupures de journaux, aux sites Internet…
Au joueur de se former une vision cohérente du monde en exhumant les informations dont il a besoin et en les interprétant. Cette démarche, typique des ARG, s’adapte très bien à d’autres types de jeux. Elle se résume par la formule : « Storytelling as archaeology ».
A suivre...
Alexis Lang
1. Dans son essai sur les contes de fées, Tolkien dit avoir « désiré les dragons d’un désir intense ».
2. Commentaire de Rafgouv sur l’article « L’histoire est-elle soluble dans le game play ».
3. On traduira en anglais par « play », mot qui contient l’idée de liberté inhérente au jeu. L’idée de compétition, de défi, d’enjeu est mieux traduite par « game » (qui signifie également « gibier »)
4.Le jeu de carte Il était une fois représente un cas limite : le but explicite des joueurs est de raconter une histoire en jouant les cartes qu’ils tiennent en main. Celles-ci représentent des personnages, des lieux, des objets, des actions…
5. J’ai eu la chance d’assister à une master class de Victor Antonov (Half Life 2). Pendant un quart d’heure, il a commenté une image qui montrait un simple pallier d’immeuble. Il a attiré notre attention sur de nombreux détails : peinture écaillée, ascenseur en panne mais électricité toujours en service, jouets d’enfant traînant par terre… De ces éléments, il a déduit beaucoup de choses sur l’histoire de l’immeuble et de ses occupants.
Illustrations :
Retour sur l'île mystérieuse / Fable 2 / Civilization IV / Baldur's Gate 2 / Runaway 2 / COD Modern Warfare 2 / Uncharted 2 / Black and White 2. Tiens, on dirait que les suites soignent davantage l'histoire...