Dans quelques semaines, et peut-être, va savoir, celle qui se radine, David Pujadas (ou tout autre personnage-tronc du 20 heures), mine de circonstance, ton compassé, nous parlera non pas des "pauvres", pas plus que des SDF (ou vite fait), mais des plus démunis.
C’est mignon, non, ce terme-là : les plus démunis ?
C’est abstrait. Presque poétique. Bref, c’est de la littérature (à la noix) de journaliste. Or, dans la réalité, celle des ponts et des bancs verrouillés, cadenassés, c’est une autre histoire, celle qu’on enseignera jamais en Terminale S pas plus qu’en Seconde L. Le mot “pauvre” n’est même plus une option, il est banni de notre vocabulaire. Celui du monde occidental. A ce point, que dans les JT, la presse et autres médias dits d’informations, quand on évoque l’Afrique, par exemple, elle est (re)qualifiée de continent “émergent”. Or donc, si je suis cette logique, que je la pousse jusqu’à son extrême absurdité, alors j’en viendrais à conclure que, au fond, les plus démunis ne seraient ni plus, ni moins, que des êtres “émergents”. Ah miracle de la rhétorique ! Ou comment, moins par synonymie que par terminologie issue du langage publicitaire, on en arrive à éradiquer la pauvreté. A la nier, surtout. Et si d’aucuns venaient à prétendre que traiter les pauvres de plus démunis n’étaient que pure délicatesse ou marque de tendresse, je les renvoie derechef au père Ferré qui dans Préface assénait :
“On ne prend les mots qu'avec des gants: à "menstruel" on préfère "périodique", et l'on va répétant qu'il est des termes médicaux qui ne doivent pas sortir des laboratoires ou du Codex. Le snobisme scolaire qui consiste, en poésie, à n'employer que certains mots déterminés, à la priver de certains autres, qu'ils soient techniques, médicaux, populaires ou argotiques, me fait penser au prestige du rince-doigts et du baisemain. Ce n'est pas le rince-doigts qui fait les mains propres ni le baisemain qui fait la tendresse !”.
Oui, Ferré parle là de poésie, mais ne l’ai-je pas dit en ouverture, parler de plus démunis, c’est quoi, sinon une abstraction, de la mauvaise littérature, de la poésie dégueulasse, dégueulasse tant elle est mal placée et mal venue, qu’elle balaie la réalité et ceux qui la souffrent.
Dans quelques semaines, disais-je, et va savoir, peut-être la prochaine, on nous parlera au JT, celui de 20 heures, de Bernard. Un SDF, un plus démuni. On le présentera comme étant la première victime d’une vague de froid. Une vague de froid, “sans précédent”, car, tu l’auras noté, aujourd’hui, dans la bouche des journalistes, tout évènement est forcément “sans précédent’. Encore faut-il, bien entendu, que le froid survienne, sinon l’on ne nous parlera pas de Bernard. Pas de froid, pas de Bernard ! C’est comme ça ! C’est ce qu’on appelle la hiérarchie de l’information. Celle qui relègue, sur le service public, les nouveaux et terrifiants chiffres du chômage à ... 20h25 ! Une manifestation de policiers (phénomène très rare) et toujours sur le service public, à une image et trois mots. Ça peut paraître bizarre, mais c’est ainsi, à croire qu’il n’y a rien de plus important que cette future maman classée prioritaire pour le vaccin contre la grippe A, rien de plus important que de savoir qu’elle aura poireauté trois heures avant de se faire piquer dans un centre interdit aux médecins généralistes. Rien de plus important, également, que le premier chat de France touché par le H1N1 ! Bien plus, en tous les cas, que les chiffres croissants du chômage ou la mort d’un plus démuni. Qui l’est déjà.
Car oui, il est mort Bernard. Comme 319 de ses congénères depuis le début de l’année 2009. C’est une information communiquée ce lundi 7 décembre par le collectif des Morts de la rue. Relayée par France Info et quelques sites de presse en ligne (Le Parisien, l’Alsace, Le Progrès, Le Télégramme ..) trop souvent par le biais d’une dépêche laconique. Or, 320 morts en moins d’un an, ce n’est pas rien. Si j’osais, je dirais que ça fait froid dans le dos. Mais apparemment pas dans celui des rédacteurs des JT. Ni dans celui de la presse à grand tirage. Non, ce n’est pas une info prioritaire, attendons que viennent les premiers frimas, car c’est bien là, non, que l’on traite des plus démunis. Le faire ailleurs, c’est hors-sujet ou hors-champ. On va tout de même pas en faire la Une, pas avant l’heure, celle du marronnier.
320 morts dans la rue, et rien !
Il serait obscène, bien sûr, de les comparer aux 118 de la grippe A (chiffres du vendredi 4 décembre) la question n’est pas là. Comme il serait déplacé, sans doute, de rappeler une parole pré-présidentielle, celle qui promettait à qui voulait le croire, "que d’ici à deux ans" (donc maintenant), "plus personne" ne serait "obligé de dormir sur le trottoir et d'y mourir de froid". Simplement, je constate que le chômage, la précarité, la pauvreté, ne sont pas des priorités. Ni pour les journalistes, ni pour les politiques. Ces sujets sont évacués. Ou traités vite fait, donc maltraités. Pourquoi ? Telle est la question. Car, il doit bien y avoir une raison. Non ?
Formulée plus abruptement, la question pourrait être la suivante : pourquoi exclure de l'information, ceux qui sont déjà exclus, d'une certaine façon, de toute vie sociale ?
Quoi qu’il en soit, la semaine prochaine, ou celles qui ne manqueront pas de venir, quand l’homme-tronc revêtira son habit de chien battu pour nous annoncer la mort de Bernard, première victime du froid, nous pourrons lui demander pourquoi ne l’a-t-il pas annoncé avant ? Pourquoi ne nous aura-t-il pas informés des 320 décès “sans précédent” dans notre pays ? Au nom de quelle déontologie, de quelle sacro-sainte hiérarchie ?
Pour finir, et puisqu’il s’agit de priorités et de personnes prioritaires, voyant ces queues longues et frileuses de femmes enceintes attendant de se faire vacciner contre le H1N1, je me demandais si, dans sa grande mansuétude, madame Bachelot et son orchestre avaient jugé "bon" de classer prioritaires pour ledit vaccin les fameux plus démunis, ceux de la rue, a priori les plus exposés ; je me demandais, oui, s’ils y avaient pensé … Ou, si définitivement, ils n’étaient, comme les chômeurs et autres précaires, les “gens de la rue” classés : non prioritaires …