Les recours en annulation contre le décret ELOI II [1] ont enfin été examinés en audience publique le 4 décembre 2009, près de deux ans après que ces requêtes ont été déposées et plus d’un an après les derniers échanges de mémoires [2].Deux recours distincts avaient été formés. L’un par la CIMADE, le GISTI, IRIS et la LDH [3]. L’autre par SOS-Racisme, représenté par son avocat. Ils ont été examinés conjointement à l’audience du 4 décembre 2009, au cours de laquelle le Rapporteur public (chargé de dire le droit) Julie Burguburu a présenté ses conclusions.
En résumé, le Rapporteur public recommande l’annulation partielle du décret, à savoir l’annulation des dispositions suivantes :
1. La deuxième finalité du fichier, c’est-à-dire l’établissement de statistiques relatives aux mesures d’éloignement et à leur exécution
2. L’enregistrement du numéro AGDREF dans les données relatives à l’étranger faisant l’objet de la mesure d’éloignement
3. La durée de conservation de 3 ans des données à compter de la date de l’éloignement effectif, lorsque la procédure a pu être mise en oeuvre.
Ces trois dispositions étaient contestées dans le recours CIMADE, GISTI, IRIS et LDH, et certains des moyens détaillés dans le recours des quatre associations [3] et résumés dans leur mémoire en réplique [4] ont été retenus :
1. Sur les statistiques : c’est le fait qu’elles ne soient pas encadrées, en particulier que le décret ne précise pas quel usage statistique futur sera fait des données, qui a conduit à la recommandation d’annuler cette disposition, pour non respect du principe de finalité
2. Sur le numéro AGDREF : la présence de ce numéro parmi les données, s’il ne permet pas au sens strict l’interconnexion du fichier ELOI avec le fichier AGDREF (système informatisé de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France), autorise et facilite le rapprochement et la mise en relation des deux fichiers. Par ailleurs, la pertinence de la présence du numéro AGDREF dans le fichier ELOI n’est pas démontrée.
3. Sur la conservation de certaines données 3 ans après clôture dossier : durée excessive, considérant que son objectif n’est que le « confort de l’administration » (sic).
Pour ce qui concerne les autres conclusions du Rapporteur public :
1. La recevabilité des associations n’est pas contestée
2. Aucun des moyens de légalité externe n’a été retenu. En particulier, l’absence de consultation du CNIS pour la finalité statistique n’a pas été considérée comme illégale
3. Sur la légalité interne, les moyens soulevés en vue de l’annulation de dispositions autres que celles indiquées supra n’ont pas été retenus. En particulier :
* l’enregistrement de données relatives aux enfants d’étrangers a été jugé pertinent et non excessif ;
* les données sur l’hébergeant (cas d’une assignation à résidence), dès lors qu’elles ne sont conservées que pendant 3 mois, ne sont pas considérées comme excessives, même si ces 3 mois s’écoulent après l’éloignement effectif de l’étranger ;
* les données sur l’étranger, conservées pendant 3 ans, ne sont pas excessives dans le cas où la procédure d’éloignement n’a pas pu être mise en oeuvre ;
* l’accès au fichier par une large catégorie d’agents n’est pas considéré comme excessif, dès lors qu’ils sont nommément désignés et spécialement habilités.
Pour l’association IRIS, cette recommandation d’annulation partielle appelle les commentaires suivants :
1. Si ces conclusions sont suivies par le Conseil d’Etat dans sa décision, ce sera donc pour les quatre associations ayant formé le recours une victoire importante, même si elle demeurera partielle, les associations maintenant leurs griefs contre plusieurs autres dispositions.
2. On peut noter que les conclusions du Rapporteur public ont surtout suivi les associations sur les moyens relevant strictement des « fondamentaux » de la protection des données personnelles (principe de finalité et notamment principe d’interdiction de l’interconnexion de fichiers à finalités différentes, principe de proportionnalité). Dès qu’un moyen ouvre la voie à une interprétation plus politique du respect de l’un de ces principes, il n’est pas retenu (exemple typique : les données concernant les enfants d’étrangers).
3. La recommandation d’annulation de la disposition relative à l’enregistrement du numéro AGDREF est particulièrement importante. En effet, d’une part le numéro AGDREF est aux étrangers en France ce que le NIR est aux ressortissants français : un numéro national d’identification, unique et immuable, bien que non signifiant dans le cas du numéro AGDREF. D’autre part, le fichier AGDREF est en cours de « modernisation », pour devenir le fichier AGDREF 2 (anciennement GREGOIRE [5]), incluant notamment des identifiants biométriques (empreintes digitales, le marché ayant été attribué à la société Thalès en mai 2009 [6]), qui sera interopérable avec les bases de données EURODAC (demandeurs d’asile) et RMV2 (visas).
Toutefois, dans son rapport sur le projet de loi de finances pour 2010 [7], actuellement en discussion au Sénat [8], la Commission des finances de l’Assemblée nationale indique dans l’annexe concernant l’immigration, l’asile et l’intégration [9] que l’AGDREF 2 remplacera à la fois les fichiers AGDREF et ELOI. Dans son programme annuel de prévision 2009 [10] relatif au Fonds européen pour le Retour [11], le ministère de l’immigration définit ainsi l’application AGDREF 2 : « succédant au logiciel AGDREF et intégrant les fonctionnalités du logiciel de gestion des éloignements ELOI, cet instrument élabore une base de données nationale exhaustive en intégrant l’ensemble des ressortissants étrangers (entrée, séjour, éloignement), fiable en permettant l’édition de titres biométriques sécurisés, et opérationnelle en réduisant les causes d’échec à l’éloignement ».
À terme, c’est donc l’intégration complète des informations sur les étrangers qui est programmée, jusques et y compris leur éventuelle acquisition de la nationalité française [12] ou leur retour volontaire dans le pays d’origine [13].
4. Cette même recommandation, si elle est suivie par le Conseil d’État dans sa décision, aura un impact jurisprudentiel important au-delà même du seul décret ELOI II. En effet, une telle « interconnexion subliminale » de fichiers à finalités différentes est une pratique devenue récurrente, comme en témoignent les deux récents décrets « EDVIGE » (voir à cet égard l’article 6 du décret « EDVIGE sécurité publique » [14] commenté dans les éléments pour les recours contre ces deux décrets [15]), permettant l’interconnexion indirecte entre le fichier d’enquêtes administratives et le fichier de prévention des atteintes à la sécurité publique : c’est désormais au détour d’une disposition qui apparaît presque anodine à première vue que l’on réalise le rapprochement et la mise en relation de fichiers.
La décision du Conseil d’État sera rendue dans les prochaines semaines.
Compte-rendu de Meryem Marzouki pour IRIS - 4 décembre 2009
Références :
[1] Décret n°2007-1890 du 26 décembre 2007 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel relatives aux étrangers faisant l’objet d’une mesure d’éloignement et modifiant la partie réglementaire du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, NOR : IMID0759221D, JO du 30 décembre 2007.
[2] IRIS. Dossier « Fichiers et étrangers » .
[3] CIMADE, GISTI, IRIS, LDH. Recours contre le décret n°2007-1890 (ELOI II) . 28-02-08.
[4] CIMADE, GISTI, IRIS, LDH. Mémoire en réplique (recours contre le décret ELOI II). 15-09-08.
[5] LDH-Toulon. « Grégoire, petit frère d’edvige réservé aux étrangers » . 09-03-09 :
[6] BOAMP n°57C, Annonce n°623, Référence : 09-104936. Attribution du marché « Système Biométrique National AGDREF II (SBNA) ». 25-06-09. [voir ici ]
[7] Assemblée nationale. Dossier législatif relatif au projet de loi de finances pour 2010 .
[8] Sénat. Dossier législatif relatif au projet de loi de finances pour 2010 .
[9] Assemblée nationale. Annexe « Immigration, asile et intégration » au Rapport sur le projet de loi de finances pour 2010. 14-10-09.
[10] Ministère de l’Immigration. Programme annuel 2009 de la France pour le Fonds européen « Retour ». 19-03-09.
[11] Union européenne. « Fonds pour le retour (2008-2013) ».
[12] Sénat. Avis n°106 de la Commission des lois, Tome XI (Sécurité - Immigration, asile et intégration). 19-11-09.
[13] Meryem Marzouki. « Biométrie : corps étrangers sous contrôle ». Plein Droit, n°76. Mars 2008. GISTI Éditions, Paris, p.24-26.
[14] Décret n°2009-1249 du 16 octobre 2009 portant création d’un traitement de données à caractère personnel relatif à la prévention des atteintes à la sécurité publique, NOR : IOCD0918274D, JO du 19 octobre 2009.
[15] Collectif « Non à Edvige ». Éléments pour les recours contre les décrets n°2009-1249 et n°2009-1250 (EDVIGE II), point 10 de la page 8 et point 8 de la page9. 04-12-09. http://nonaedvige.sgdg.org/IMG/pdf/DossierPresseNaE041209.pdf