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Consolation du délire à propos de “Questo Buio Feroce” de Pippo Delbono jouée le 08 décembre 2009 au théâtre d’Hérouville Saint-Clair

Publié le 10 décembre 2009 par Dansez

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Questo Buio Feroce

(Création mondiale en octobre 2006 au Teatro Argentino de Rome)

Adaptation de Wild Darkness, “Cette Obscurité Féroce”, une autobiographie de Harold Brodkey, poète américain mort du sida, qui témoigne de sa maladie, expérience partagée par le dramaturge, metteur en scène et comédien Pippo Delbono qui, dans cette pièce macabre et joyeuse, contre la tristesse, exorcise angoisses et souffrances en interpellant son public par un « Regardez-moi, je disparais » incantatoire et provocateur.

Une pièce de Pippo Delbono jouée le 08 décembre 2009 au théâtre d’Hérouville Saint-Clair.

Consolation du délire

Que peut le Livre sur ce qui entoure la mort, et que nous apprend-il sur la vie - sur l’après la vie ? Telles sont nos premières impressions devant Cette obscurité féroce, ouvrant à bien des méditations. Et puis, que valent nos existences hagardes si elles ne sont pas vouées à une renaissance ? Enfin, qu’en est-il du pardon rédempteur ? Ainsi résonne en nous cette pièce qui témoigne d’un esprit travaillé de l’intérieur, et tout simplement labyrinthique.

Livré à soi-même, libre au spectateur d’entrer ou non dans ce théâtre du bestiaire humain, pour y découvrir un semblant de petite boutique des horreurs, une baraque de foire où des monstres sont exhibés, jetés aux voyeurs fauves ; libre à soi d’aller par ce chemin pour parcourir un drôle de cheminement intérieur en forme de rêve initiatique.

Dans Questo Buio Feroce, Pippo Delbono traite de la mort et de la maladie dont il souffre : il est séropositif. Il entremêle les éléments nécessaires à la libération du corps par l’élévation de l’esprit : la poésie, la grâce du jeu plastique théâtral, la musique, le ludisme : véritable souffle de vie. « D’un temps futur et d’un temps passé. Elégants. Avec des costumes antiques et des costumes à la mode. Le visage blanc. Ils reproduisent des jeux. Des jeux d’adultes. Sadiques. Violents. Crus […] sur la bestialité de l’être humain. Cette « féroce obscurité », comme il dit, compose savamment une suite de séquences enchaînées et quasiment symphoniques, avec des arrêts sur image pour appréhender totalement l’instant présent par l’action scénique, prenant le temps d’apprécier la philosophie du bonheur qu’inventent les comédiens avec lui, de connivence avec nous, public partenaire.

Partant de là, d’ici, c’est-à-dire d’une vague idée d’ici-bas, Pippo Delbono nous fait observer combien, « dans les pays occidentaux, la pensée de la mort a été “bannie”. La mort apparaît avec peur, comme une perte, une douleur, rarement comme une conscience lucide, profonde de la vie. » Qu’il est loin l’Âge d’or, qu’ils sont loin ces premiers temps d’avant l’histoire, qui auraient été ceux du bonheur et que les hommes auraient perdus… C’est sur un tel constat présupposant la conscience de l’au-delà que la pièce démarre, n’empruntant aucun caractère au mythe, mais affichant un air plutôt gaillard et radical, hyperréaliste, tant le geste procède de la satire et du caricatural outré, mordu même par l’acide pour plus de piquant, et d’excitation toujours. Le point de vue du dramaturge s’enracine bel et bien dans le réel, n’épargnant pas une seule fois la réalité de nos contingences. Avec ardeur, il regarde. Il parle de La chose dans le blanc des yeux et l’embrasse sur la bouche, crûment : le Sexe. Impression de violence que d’aucuns pourraient confondre avec un viol mental ou un rapt du code de bonne conduite, comme Fellini entrave la bienséance parce qu’il en connaît les coulisses. Sans hypocrisie, sans jouer l’acteur, en vérité, les artistes avec Delbono s’en donnent à cœur joie, ce qui est communicatif.

Cependant une impression de suave violence ne nous épargne pas, nous saisissant d’entrée de jeu à la vue du corps décharné, totalement dénudé à l’exception d’un slip et d’un masque africain. L’action part de là, et nous pousse dans un ailleurs déjanté. Sujet campé sous un angle d’emblée décalé : ce corps dégingandé, d’une maigreur maladive, parle avec force, d’une voix vive et tonitruante, mais cependant sans grandiloquence. Cette personne exprime des choses étranges qui s’évaporent, elle s’exprime en prenant possession des lieux dès l’ouverture du spectacle, marquant son périmètre, traçant le cercle magique au fur et à mesure, car “chacun trace autour de soi un cercle magique et laisse dehors tout ce qui ne s’adapte pas à ses jeux secrets.” Refoulant les fantasmes d’autrui trop éloignés des siens. La progression de ces paroles soutient les postures biaisées, voûtées de ce regard en coin, lancé à travers le masque par-dessus l’épaule, ou bien émis comme un regard flottant, rasant le sol parce que le corps est couché sur le flanc, tout fourbu après une probable course très longue, éprouvante et téméraire.

Immédiatement, une sensation de menace s’installe, accentuant en nous la stupéfaction du spectacle vivant montré en tant que tel, sans dissimulation, sans représentation, comme à l’état brut ; le public se retrouve convié dans la salle, adoptant de fait la position de témoin placé en face de ce qui est et qui ne joue pas. Théâtre contemporain, Questo buio feroce s’inscrit dans le registre d’une danse des ténèbres, butô, comme aussi dans le théâtre de la cruauté auquel Pippo Delbono se rapporte, car il cite Antonin Artaud disant que jamais il ne pourrait faire un spectacle qui ne soit pas contaminé par sa vie. Présences scéniques que tous ces acteurs qui mettent à l’épreuve le théâtre d’illusion par leur art et leur naturel spontané. Cette pièce de Delbono part à l’offensive contre toute résistance, contre l’habitude de la  perspective conventionnelle du théâtre classique, produit en trompe l’œil et en double jeu… Questo buio feroce n’alimente pas nos peurs, non, mais éveille en nous l’appétit de voir et d’entendre, un désir de savoir et de connaissance qui peut effectivement aiguiser maintes stupeurs. Dont l’angoisse d’être confronté à la mort par la maladie, notamment.

Mais il y a, derrière le grand voile du saint des saints, la lumière :

« Depuis toujours. Et les fleurs qui poussent encore de cette chair. Morte. “Pour une minute de vie, pour une minute, voir dans le cerveau des petites fleurs.”Les fleurs rouges, toujours plus de fleurs, toujours plus de blessures. Lumière toujours plus de lumière malgré l’obscurité. “Voir des petites fleurs qui dansent comme des mots dans la bouche d’un muet.” Encore, encore je veux écrire l’amour. » (Pippo Delbono, Questo buio feroce)

C’est en cela que cette œuvre est portée par un souffle - de vie.

Aux aguets, dès les premiers instants, je m’offre tout entière au jeu d’initiation et je fonce dans cette vision impitoyable que Pippo Delbono dépeint non sans mutinerie. Rendez-vous donc avec la révolte intérieure dont je suis capable. Car le destin, ou ce qui en a les traits dans ce théâtre-dansé, interdit toute espèce de tricherie : pas le moindre faux-semblant quoique la caricature l’oblige de part en part, au service du rire. Ce qu’imprime la pièce Questo buio feroce prend appui chez Antonin Artaud. Par voie de conséquence, l’idée et la mise en scène de Pippo Delbono accomplissent des miracles : le dévoilement, donc, la rencontre. Ainsi, qu’il est magique d’être en présence les uns des autres malgré le perpétuel sentiment d’incommunicabilité qui nous pèse tant, nous tous qui sommes, en temps normaux, des bêtes féroces livrées avec sauvagerie et brutalité aux stratégies de destruction que l’incompréhension mutuelle entretient !

Mais ici, semble pouvoir régner la paix finalement.

Dans cet espace immaculé donné pour vide, une respiration s’anime, signalant la présence d’un être étrange ; c’est un masque qui nous accueille. Est-ce une silhouette masculine ou féminine ? Les lignes sont androgynes tant la maigreur creuse ses sillons et marque les hanches. Très vite le corps se détermine : il s’agit bel et bien d’un corps d’homme, vaillant malgré l’apparente évanescence, présence humaine que renforce l’autorité du geste, cette personne se promenant par le milieu avec un pas simple, vrai, humble, totalement offert aux regards d’autrui, dans un sentiment d’amour absolu, sans arrogance ni lyrisme : en majesté. Dès l’entrée en la matière, l’émotion gagne en puissance, et de seconde en seconde, se fait jour une philosophie du couple : “le Même et l’Autre”, à savoir : l’identité et l’altérité, ces forces qui concourent à nous faire avancer ensemble malgré toutes nos difficultés à nous entendre, en dépit de notre incapacité à nous ouvrir les uns aux autres.

D’entrée de jeu, Questo buio feroce réussit sa leçon de choses.

Grâce à sa précieuse conduite du détail, Pippo Delbono nous fait progresser dans son intériorité. Cette chambre fantasmatique est blanche, nue, sans mobilier, elle sert de territoire intermédiaire pour un voyage dans les profondeurs de l’abîme. Il n’y a visiblement rien hormis, ponctuellement, huit chaises d’attente alignées contre le mur monumental coulissant du lointain qui sont placées en attente des éclopés de la rue, tout abîmés, boiteux, tordus, et gueules cassées. L’entrée en la matière nous bascule dans le vif du sujet : un “asile” dirait-on, psychiatrique, et ce fauteuil rococo dans cette boîte sans fenêtres détonne. Quels commentaires pour exprimer ce que j’ai vécu ce soir ?

J’ai scruté, j’ai tendu le cou, je me suis bouché les oreilles mais je n’ai jamais fermé les yeux ; j’ai surtout beaucoup ri et pleuré à chaudes larmes. Pas de commentaires non plus dans l’instant sur le côté spectaculaire de la pièce, menée d’une main de maître, Pippo Delbono contrôlant le moindre effet scénographique participant de son imaginaire délirant, carnavalesque, percutant, faussement exubérant, ponctué par l’univers musical empreint de standards classiques et d’airs de variété, dont My way ou “sur les docs” d’Aznavour. Rien à dire non plus sur l’aspect cathartique du jeu scénique, si ce n’est qu’il me rappelle terriblement le Tanzteater de Pina Bausch.

Pourtant une question domine l’ensemble : comment se consoler de la séparation avec le Paradis et tout à la fois, comment se consoler d’être séparés par et pour l’Enfer ?

En substance : comment devenir indivis ?

Dans cette nef aux fous, nous sommes lui, ce rescapé, le récitant, le disant, seule et unique personne humaine véritable qui avance à visage découvert, sans aucun masque, à l’inverse de tous les autres personnages qui, eux, sont fardés, grimés, barbouillés, ridicules et caricaturaux, zombis, morts-vivants et stéréotypés, personnages surfaits mais rôles non pas surjoués paradoxalement, quoique contrefaisant de grotesques mannequins qui défilent en boucle.

Un homme seul reste droit dans cette bouillie humaine, un seul homme mais pas le dernier ni le surhomme, touchant qu’il est parce qu’il paraît tout esseulé, mais non hagard, nullement pitoyable, bien résolu à regarder la mort en face, et quoique gisant à la fin du drame tragicomique, burlesque, il se redresse in extremis pour abattre les ombres de croque-mitaines et les vampires en faction derrière la table du banquet mortuaire, funéraire, cinéraire. S’élève-t-il contre un sort fatidique ? Par contraste, les autres, bien que différemment, s’adonnent dans le désordre à leurs sens en délire. Oublier que le corps est corruptible par des plaisirs dévoyés : voici la moralité de ces vies ratées. Dans un immense charivari, l’ultime, l’insoutenable sont désamorcés grâce à la drôlerie du propos toujours frivole et survenant à propos. Une respiration accompagne chaque éclat de rire ; il en va de même avec les pleurs arrachées par le spectacle de l’innocence, le beauté du jeune trisomique et du vieillard microcéphale qui sont ce qu’ils sont et qui vont main dans la main, en Arlequin. Sous certaines affectations, beaucoup d’affection. Egalement des clichés morbides sous ces airs salaces, euphoriques, hystériques de femmes sur le retour, entre deux âges, en crise existentielle. La sexualité est montrée comme l’unique palliatif pour eux tous, pour nous, au sentiment de la fin prochaine de notre histoire, fin programmée qui guette et s’approche, avec sa cohorte : la maladie, la décadence, la ruine.

Or donc, pour nous donner du cœur au ventre, à l’image du héros, Pippo Delbono appelle à l’amour avec humour ! En réaction de défense contre le compte à rebours (uno, due, tre…), le public s’élève en pensée, assistant moins à la danse macabre de pauvres hères qu’au poème dansé du condamné, présenté avec une égale dignité à l’article de la mort. Comme lui, éprouverons-nous la solitude des heures dernières comme une délivrance ? C’est ce que magnifie la petite ronde qu’il exécute en s’adonnant à la chorégraphie de sa propre personne sublimée, mise en geste, alors que sa voix amplifiée par le micro et par un enregistrement s’est longuement déversée dans un flot de paroles testamentaires.

Quand il danse, soudainement, survient la grâce, allant par-delà les ballades, engageant ses formes sensuelles dans une surprenante mélodie du bonheur que jouent la poitrine, le port des bras, les jambes, enracinés dans une pesanteur libérée. L’apesanteur. Il danse de façon toute cérémonielle son grand départ - odyssée pour la vie après la vie - au début et à la fin de la pièce, faisant de Questo buio feroce une ronde, une carole, une danse macabre, un rituel. Et tout cela est infiniment touchant par effet de contraste avec les autres personnages, chacun plus prévisible à l’envi. Cette danse de l’homme en blanc est presque sacrée, tant elle sort du tréfonds. C’est comme le langage du genre humain, et celui de cet individu-là. A l’instar de sa voix, au timbre si grave, rocailleux, tanné par les signes du temps, cet homme aux pieds nus, en chemise blanche tombant sur un pantalon de toile immaculée, disperse une lumière que ses gestes reflètent. Il se met en branle dans une danse intime, unique, indivise, qui ressemble à s’y méprendre à en offrande lancée vers les forces cosmiques, et à la barbe en contrebas d’informes macchabées agglutinés en chorale, puis se délitant à travers un défilé dérisoire.

Tous plus pitoyables les uns que les autres,  ces personnages raisonnent comme de grossières poupées à figures humaines désincarnées, stupides, sans cœur.

« Regardez-moi, je disparais », murmure-t-il avant de mourir. La disparition de soi est dans l’anéantissement de l’autre et du même.

Comment s’en consoler ? Ne me touche pas, hurlait-il, alors qu’il aimait. Noli me tangere… Ne pas se retenir … de vivre.

Valérie Colette-Folliot

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Illustration extraite du spectacle Questo buio feroce, une photographie de Floriane Gaber, DR.


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