C'était une nuit de novembre il y a quelques années de cela. Aux prises avec une envie irrépressible de boire et de m'éclater, je suis allée dans un bar de danseurs "topless" m'imaginant étrangement que cet endroit, si mon copain découvrait par malchance que j'y étais allée, ne susciterait pas chez lui l'envie de m'infliger un interrogatoire serré et humiliant (pour lui et pour moi) sur mes allées et venues de la soirée: on ne fait pas de rencontres adultères dans un bar de danseurs nus.
J'avais envie de boire, j'avais envie de voir des hommes: ce club m'a semblé l'endroit idéal pour exalter mes bas instincts. Cela faisait tellement longtemps que je m'abstenais de toute forme de compulsion quelle qu'elle soit. Ce soir-là, rien au monde n'aurait pu m'empêcher de me rendre là; j'y serais allée en rampant.
Dans le bar enfumé rempli d'une nuées de midinettes extatiques et de gars très dévêtus tous coulés dans le même moule (jeunes, musclés, hilares), j'ai bu une quantité effarante de bière, j'ai ânonné quelques histoires abracadabrantes à quelques personnes indistinctes ("Je m'appelle X je suis journaliste au journal Y je fais un reportage sur les travailleurs de l'industrie du sexe à Montréal."); vers trois heures trente du matin, on m'a résolument donné mon congé; j'ai résisté, comme d'habitude, l'alcool me rendant frénétique, geignarde et décérébrée.
Je suis finalement retournée chez moi en taxi. Je me souviens d'un homme fumant une cigarette, installé sur une des chaises de ma cuisine, probablement le chauffeur de taxi. Il se peut que j'aie fouillé partout pour trouver une robe que je tenais absolument à mettre, je ne m'en souviens pas tout à fait, mais le surlendemain mon garde-robe était sens dessus dessous, traversé par une tempête.
Il semble que j'aie décidé de faire une visite surprise à mon amoureux, ayant eu peut-être, dans une vision éthylique, souvenance de "mon partenaire de vie", et plus tard je me suis retrouvée dans cette voiture, en route chez lui. Je ne me rappelle pas du trajet, sinon qu'il était interminable. Lorsque mon ami a ouvert la porte, dans ses yeux j'ai vu le mépris, l'étonnement, l'incompréhension. Je me souviens d'avoir ressenti de la honte, malgré le brouillard de l'ivresse.
Je l'ai suivi jusqu'à la chambre, il s'est assis dans le fauteuil à côté du lit, m'a dévisagée sans parler. Je me suis dévêtue. Ma boucle d'oreille était coincée dans mon soutien-gorge.
- Pourquoi ta boucle d'oreille est dans ton soutien-gorge?
- J'sais pas, moi, elle est tombée. Baise-moi au lieu de me poser des questions.
- T'es bizarre, j'sais pas quoi t'dire. Qu'est-ce que t'as, qu'est-ce que t'as pris?
- J'ai bu de la bière.
- T'as l'air droguée, t'es pas normale, j'comprends pas, d'où tu viens?
- (…)
- Qu'est-ce que t'as fait. T'as rencontré quelqu'un?
- J'suis sortie dans une place, j'ai bu, c'est tout.
- (…)
- Quoi, j'ai l'droit, merde, tout le monde fait ça de temps en temps, pourquoi tu me regardes comme si je venais de t'annoncer que j'avais assassiné quelqu'un?
- Il est cinq heures et demi du matin. Qu'est-ce que t'as fait entre la fermeture du bar et maintenant?
- J'sais pas, j'm'en souviens plus, tu me fais chier avec tes questions. Pourquoi tu me regardes comme ça, je me suis juste soûlée la gueule!
- Où t'étais?
- Pas de tes affaires.
- C'est pas clair ton affaire, c'est pas normal, on va s'en parler demain lorsque tu auras retrouvé un visage humain.
(pourquoi il me baise pas le con)
Deux jours plus tard infection urinaire, visite chez le médecin, prescription d'antibiotiques. Début de douleurs vaginales. Une semaine plus tard deuxième visite chez le médecin qui diagnostique une vaginite à candida. Un comprimé oral d'antifongiques, des ovules à insérer dans le vagin. Douleurs phénoménales au vagin, deuxième cystite, antibiotiques, on diagnostique une autre vaginite, autres comprimés oraux, troisième cystite, autres antibiotiques.
Mon urètre saigne, mon sexe brûle, mon conjoint est affligé de doutes parce qu'il est convaincu que j'ai eu une histoire ce soir-là et que je ne veux pas lui avouer; les douleurs intenses au vagin et les cystites récurrentes sont pour lui un signe que je somatise, que mon corps parle.
J'ai su par hasard qu'il était allé chez le médecin pour des tests de maladies transmises sexuellement, dont le VIH.
Il a commencé à consulter un psychologue parce qu'il est entré dans une forme aiguë de méfiance morbide, n'étant plus capable de se débarrasser de l'idée maladive que je l'avais triché ce soir-là et étant apparemment incapable de le supporter.
J'avais très mauvaise conscience et les douleurs inouïes n'arrêtaient pas, je n'osais plus lui en parler de peur de l'affecter davantage. On aurait dit que son esprit malade m'avait contaminée; je sentais "qu'il aurait plus se passer quelque chose finalement, avec cet homme, dans la cuisine".
La loi du silence a prévalu, nous nous méfiions de ce qui pouvait nous faire du mal. Rien n'était dorénavant léger, ni agréable entre nous. Nous étions dans le grand jeu de la tragédie.
Il est tranquillement devenu fou, envahi par une forme de jalousie pathologique, qui engluait le moindre de ses regards, le moindre de ses gestes, la moindre de ses pensées: tout le ramenait à cette boucle d'oreilles fatale, les manifestations intempestives de mon sexe, les deux heures d'écoulées entre la sortie du bar et mon arrivée chez lui à six heures du matin, échevelée et méconnaissable.
Notre vie sexuelle est devenue terrible. Des forces obscures se déchaînaient là, dans ce lit de bourgeois bien mis.
Moi, j'étais tordue de souffrance: mon sexe était le feu, le sang, la culpabilité, la honte, la déroute, l'infection, la mort. Je me disais: "Il faut que cette douleur entre mes jambes disparaisse à tout prix: c'est à cette condition que je pourrai me pardonner d'avoir sacrifié mon couple à l'ignominie d'une soirée de débauche". Et aussi: "Si cela arrête, au moins l'un de nous deux pourra sauver l'autre".
Notre couple a agonisé dans les gémissements et les râles durant un an. Nos noirceurs intérieures ont éclipsé la foi, l'amour, la vie. Nous n'avons pas été bons l'un pour l'autre, envahis par notre propre affliction. L'égocentrisme, malgré nos dehors teintés de délicatesse et de prévenance, a fait son œuvre.
À la fin, je le méprisais. Un homme la queue entre les deux jambes, englué par l'obsession: pitoyable. De son côté je suis certaine qu'il me considérait comme une traînée; j'en ai pour preuve la forme violente et inappropriée qu'ont pris nos ébats intimes.
Trois ans après notre séparation, j'ai reçu un courriel de lui:
"Tu sais, j'aimerais tellement savoir ce qui s'est réellement passé ce soir de novembre. Si tu me le disais enfin, je serais libéré".
Son obsession semble avoir pris toute la place.
Moi, depuis cette nuit de novembre, mon sexe a pris toute la place.