#Sommaire
Le 16 décembre 2009 j'ai participé, à la Sorbonne, au séminaire Hiti (Histoire de l'Informatique et des Technologies de l'Information). Ce jour-là on accueillait Louis Pouzin, dont on commence à comprendre qu'il est un scientifique et un ingénieur de premier plan, et qu'il aurait été judicieux de l'écouter plus attentivement il y a quelques décennies, lorsqu'il participait à l'invention de ce qui allait devenir l'Internet. Le sujet de son exposé était la gouvernance de l'Internet.
Le joug américain sur l'Internet
Louis Pouzin nous a fourni une critique en règle de l'hégémonie américaine sur l'Internet, exercée notamment grâce au contrôle du centre névralgique que constitue la distribution des noms de domaines et des adresses, et par là l'organisation de l'établissement des itinéraires pour acheminer les données à transmettre, désigné le plus souvent par l'anglicisme routage. Ce centre névralgique est entre les mains de l'ICANN, organisme où sous couvert de consensus à base technique s'exerce la direction sourcilleuse du Department of Commerce américain, et de Verisign, exécuteur des basses œuvres. L'an dernier j'ai écrit un article pour décrire ce dispositif en termes accessibles, en principe, à un profane. J'y soulignais notamment la vacuité des protestations du Sommet mondial de la société de l'information, qui n'avait aucun moyen d'obtenir la moindre satisfaction.
Il fallait que ce joug soit secoué. La révolte ne pouvait venir de l'Europe, sur ces affaires toujours à la traîne des États-Unis, sans savoir pourquoi mais avec constance. Ce sont les Chinois qui l'ont fait, pour de mauvaises raisons, mais ils l'ont fait.
La Chine s'émancipe de la domination américaine
Je cite (ici et plus loin) un excellent article de la Société Européenne de l'Internet lu sur un site de l'IRD, TIC et développement : « Depuis le 1er mars 2006, la Chine applique une réforme de son système de gestion des DNS. L'objectif officiel déclaré est de permettre aux Chinois d'accéder à Internet en composant les adresses en idéogrammes, une solution confortable pour les internautes de l'Empire du Milieu... [Tout donne à penser] que la Chine a décidé de lancer un nouveau suffixe national, pour s'affranchir définitivement de la gestion des noms de domaine Internet par l'ICANN et plus avant de l'emprise du gouvernement américain. Ce schisme fut accompagné par un passage massif à la version Ipv6 d'Internet et ce dans un temps record de 6 mois. »
Techniquement, cette opération a dû être une manœuvre de grande ampleur, qui a mobilisé des moyens humains, intellectuels et matériels considérables. Mais là n'est pas l'essentiel.
Politiquement, la signification de cette sécession peut se comparer à celle des schismes qui ont rythmé l'histoire du christianisme. Lorsqu'en 451 au concile de Chalcédoine les chrétiens égyptiens et quelques autres quittèrent l'Église byzantine, l'enjeu principal n'était pas un obscur point de doctrine sur la nature unique du Christ, à la fois divine et humaine, mais leur indépendance politique. De même lors du Grand Schisme d'Orient en 1054, dont l'argument théologique repose sur le seul terme filioque dans la liturgie, et qui a scellé la séparation des églises catholique et orthodoxe pour au moins dix siècles, c'était bien de la rivalité entre Rome et Constantinople qu'il s'agissait.
Un système de noms de domaines (DNS) à deux étages
La Chine est donc désormais munie d'un DNS à deux étages ; un premier niveau accepte les noms de domaines en idéogrammes mais les tronque pour ne donner accès qu'aux sites installés sur le territoire chinois : « ainsi pour les noms se terminant en “.com.cn”, “.net.cn”, le suffixe “.cn” n'apparaît plus à la fin dans la fenêtre du navigateur. Le résultat est que tout internaute chinois utilisant les idéogrammes est cantonné sur ce sous-réseau, déconnecté de la Toile, et directement contrôlé par Pékin. En tapant son adresse, l'internaute chinois arrive donc en réalité sur une version chinoise du site en question, préalablement aspiré, vérifié et remis en ligne par les autorités. » Quant à la navigation sur les sites étrangers justiciables du DNS en caractères latins (plus précisément LDH, letters, digits, hyphen), elle est réservée aux personnels autorisés, accrédités, ... et surveillés.
Ce système de censure fonctionne aussi en sens inverse : un site chinois qui veut être atteignable de l'étranger doit en obtenir l'autorisation, afin que son nom soit publié dans le DNS en caractères latins visible de l'extérieur, « chaque page marquée d'un lien menant au site du Ministère de l'Intérieur où l'on peut télécharger un certificat ».
L'ensemble du dispositif répond au beau nom de Bouclier doré.
Permettre aux Chinois d'utiliser leur écriture habituelle pour désigner les sites Web qu'ils visitent est certes louable. Un objectif moins avouable est de rendre inaccessible aux internautes chinois les sites étrangers qui pourraient publier des informations subversives. Le passage à IPv6, réalisé au passage, permet de s'affranchir de la pénurie d'adresses due à la version précédente du protocole, et par là même du malthusianisme de l'ICANN, qui entretient artificiellement cette pénurie, comme celle des noms de domaine, pour en tirer une rente substantielle. Il y a en effet des centaines de millions de noms de domaine enregistrés, et des milliards d'adresses IP, qui ont chacun apporté quelques cents à l'ICANN, plus ou moins directement.
Comme le DNS chinois ne passe plus par les serveurs racine ondoyés par l'ICANN, ses administrateurs font ce qu'ils veulent sans avoir à demander le nil obstat aux bureaucrates américains : « La nouvelle structure de DNS a également permis au gouvernement de créer autant d'extensions qu'il le souhaitait. Ce furent d'abord les suffixes .CN, .COM et .NET, puis trois grand noms de domaines destinés au réseau national : le .AC (ou .edu) pour les universités, le .GOV et le .MIL, respectivement le gouvernement, et l'armée. Il y a également eu la mise en place de 34 noms de domaines pour chacune des provinces de l'ancien Empire, chacun constitué des premières consonnes de la province (.BJ pour Beijing, .SH pour Shanghai, etc.). L'extension « .CN » est devenue totalement incontournable et fait partie du top 5 des extensions les plus demandées dans le monde. »
La première cyber-guerre mondiale ?
Cet événement, passé largement inaperçu, est considérable, il est comparable, dans l'espace virtuel de l'Internet, aux guerres commerciales et coloniales des XVIIe et XVIIIe siècles. Nul doute que la technologie chinoise, qui aux parfums enivrants de l'indépendance associe les avantages pratiques de la censure et de la surveillance, aura des succès auprès de la Russie, de l'Iran et d'autres pays qui utilisent une écriture différente de l'alphabet latin.
Cette situation, et ses développements prévisibles, posent un problème grave : l'unité actuelle de l'Internet est l'axe autour duquel s'est réorganisée l'économie mondiale, et aussi en partie la culture mondiale ; quelles seront les conséquences de sa partition ? La décision chinoise montre que si tout le monde se félicitait de cette unité tant que l'on en restait aux aspects commerciaux, son aspect culturel n'était pas considéré comme supportable par certains acteurs. Est-ce comparable à l'éclatement de l'Empire romain, ou à celui de la chétienté médiévale ?