Un jour pommelé de nuages marins

C’est une question qui, régulièrement, me taraude. Pourquoi certaines phrases me procurent tant de plaisir à les écrire, puis à les lire ? Et pourquoi d’autres non ? James Joyce, dans Dédalus, écrit ceci : « Il détacha une phrase de son trésor mental et se la répéta doucement: «Un jour pommelé de nuages marins.» La phrase, le jour et le décor s'accordaient harmonieusement. De simples mots pourtant. Etait-ce à cause de leurs couleurs? Il fit flamboyer et s'éteindre leurs teintes une à une: or du soleil levant, rouge et vert des pommeraies, azur des vagues, franges grises aux toisons des nuages. Non, cela ne tenait pas à leurs couleurs, mais à l'équilibre, à la cadence de la période elle-même. Aimait-il donc le rythme ascendant et retombant des mots mieux que leurs· rapports de sens et de couleur? Ou bien était-ce que, faible des yeux et timide d'esprit, il goûtait moins de plaisir à voir les jeux de l'ardent univers sensible dans le prisme d'un langage multicolore et somptueusement expressif, qu'à contempler le monde intérieur des émotions individuelles, parfaitement reflété dans les périodes d'une prose lucide et souple? Du pont tremblant il passa sur la terre ferme. Au même instant il lui sembla que l'air se glaçait; en tournant le regard vers l'eau, il vit le vol d'une bourrasque qui obscurcissait et ridait subitement le flot. Un petit choc au cœur, une légère crispation à la gorge lui rappelèrent combien sa chair redoutait l'odeur froide et infrahumaine de la mer; cependant il ne battit pas en retraite à travers les dunes à sa gauche, mais poursuivit son chemin tout droit, sur la crête des rocs qui s'avançaient contre l'estuaire. » Se poser la question ne va pas de soi ! Il m’arrive de me dire qu’à force de se prendre au jeu, à se préoccuper de l’agencement des mots, on en oublie ce qu’ils peuvent signifier (la plupart du temps). L’envie me prend de passer sur la terre ferme (parfois).