Magazine Poésie

LES LiVRES. Yiannis Lhermet

Par Collectif Ratures // Poésie // Grenoble

TURQUIE 2009 (2) 301

    - Tiens, la pétasse du troisième qui sort son clebs… elle a l’air fatiguée ! A elle, pas de bonjour…Aux collégiens non plus ! Ils m’agacent… avec eux faudrait pas que je laisse mon sac, ils seraient capables de me l’embarquer…C’est onze heures, c’est bizarre que la mémé ne soit pas allée aux commissions, j’attends mon café, moi…Allez, ça défile… ils ont tous l’air pressés…Et puis ces cons ils se ressemblent tous….Faut que je pense à changer de quartier moi…Enfin y’a la petite ici,  comment je pourrais lui faire ça ? 

   Comment c’est arrivé ? Cela n’a plus tellement d’importance. Aujourd’hui, Christian a son monde à lui. Et puis, il ne se fait plus trop d’illusions, on s’habitue à tout.

   -Ah ! Ca y est ! Elle arrive, enfin…Merci, Madame Dumas pour le café. Vous allez bien ? Ca va me revigorer un peu, c’est bien meilleur que celui du bistrot d’en face parce que vous seule savez comme je les aime, accompagnés d’une petite pièce…

   Christian pose son café par terre, fouille dans son sac et sort sa grille de mots croisés. Tout en noircissant les cases, il regarde les passants. Il aime en même temps scruter leurs visages, leurs visages où il lit comme dans un livre ouvert :

   - Un clodo qui fait des mots croisés…On aura tout vu.

   Il referme le magazine, c’est l’heure de la petite… il la cherche des yeux, il l’aperçoit toujours de loin.

   - Tiens, elle a pas l’air d’humeur aujourd’hui…

   L’adolescente s’avance vers Christian et lui lance :

   - Alors, toujours le cul par terre !

   Il répond :

   - Et toi, tu fais toujours la gueule ! c’est quoi cette fois-ci, princesse ?

   - Mon père…J’ai eu une sale note en maths, il veut que je prenne des cours le samedi. En plus il m’a chopée en train de fumer un joint…

   - T’aurais pas un bout pour ton Cricri ?

   - Tu fais chier, j’suis à sec. T’as qu’à taxer tes confrères en face.

   - Eux… tu déconnes ! ce sont des parasites, ils tournent qu’à la bière. Ils sont saouls à midi, ils dorment jusqu’à quatre heures et puis ils remettent ça, très peu pour moi…

   - Oh mais t’es de la haute maintenant ! Tu fais le difficile.

   - Eh ! petite pisseuse tu m’as apporté les bouquins…

   - Ouais, je les ai dans mon sac, je comprends pas que tu lises ces conneries, Cricri… ça te sert à quoi ?

   - Et toi, pourquoi tu les lis ?

   - Très drôle ! moi, j’suis obligée…

   - Ben alors, dis-toi que moi aussi.

   L’adolescente sort des livres de son sac.

   - Tiens, y’a un truc de Saint-Exupéry, un machin de je sais plus qui, tiens voilà Prévert et en peinture, j’ai les lettres de Van Gogh.

   - Merci fillette…Tu me dépannerais pas d’un peu de tabac ?

   - Tiens, sers-toi…bon faut que j’y aille, j’ai un cours de français avec cette prof merdique.

   Une fois l’adolescente partie, Christian feuillette ses livres…Le temps passe…Il s’oublie un peu, il n’a pas envie de penser…de penser à la nuit, à ce soir…Peu à peu, la pénombre envahit la ville. Il prend son barda, se lève, jure : putain de mistral.

   Il rôde à travers les rues, cherchant un endroit éclairé pour lire, ni trop peuplé ni trop désert. Des pensées le traversent :

   - La nuit, voilà l’ennemie…la petite elle ne sait pas…elle me voit sourire…mais la nuit !

   Au moins l’hiver, les centres sont ouverts, mais l’été ! Et avec tous ces saoulards qui débarquent dans le sud en bande…la nuit…si au moins j’avais un chien ou un pote, on se relaierait pour dormir…Cette putain de nuit ! Et encore s’il n’y avait que les flics, ceux là on ne sait pas s’il faut les craindre ou les aimer…Pas de lune en plus…Je vais me poser vers la boîte de nuit, y’a du passage jusqu’à cinq heures ; comme ça au moins, si je me fais taillader on m’entendra gueuler…

    Heureusement qu’elle m’a filé les bouquins, la petite…


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