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"Tout ce qui a un prix n'a pas de valeur" (Nietzsche)
Celle-ci plutôt qu'aucune autre. Et trois cent soixante-cinq jours par an, si possible. Sur le rayonnage, il y en a de toutes sortes. Des petites arc-en-ciel, des rutilantes avec un mot dessus, de celles qu'on voit partout et d'autres qui viennent d'un long voyage. Et puis, dans la géographie du placard, il y a celle qui n'a rien de particulier, et qui n'est, pourtant, à nulle autre pareille. Allez savoir pourquoi... Peut-être à cause d'un attachement pour celui qui nous l'a offerte. Certainement. Ou alors une circonstance particulière comme une longue période de travail durant laquelle elle vous a accompagné au point de devenir un incontournable soutien.
Celle-ci, personne ne vous l'emprunte. Non que vous ayez formulé une quelconque interdiction. Mais votre entourage est perspicace. Il respecte le commerce que vous avez avec elle. On connaît sa fidélité: cette tasse ne se compromet pas avec des lèvres inconnues. Elle est chargée d'une aura particulière, ravinée par le temps passé ensemble, comme une pierre par le fleuve. Au microscope, on devrait pouvoir y apercevoir le creusement fait par le pouce avec le temps. Ce n'est plus une tasse, c'est un calice, devenu sacré d'être si familier, si commun. C'est non sans crainte qu'un tiers la manipule. Si on venait à la lâcher sur le sol et qu'on entende ces mots fatidiques! - Tu n'as pas vu ma tasse?
Car on sait bien qu'on l'a vue, sa tasse, brisée en mille morceaux, sur le carrelage de la cuisine. Et on sait que cela fait déjà plus de dix ans qu'elle lui avait été offerte ou qu'il a fait toutes ses études avec. On est celui par qui cette infime tragédie domestique est arrivée. On anticipe ce silence de mort qui suivra le constat d'infraction. Le chagrin qu'on aura causé. On aimerait bien pouvoir recoller les morceaux: en vain. Il ne restera plus qu'à espérer que celle qu'on lui choisira pour se faire pardonner saura prendre la relève, qu'elle aura ce petit quelque chose qui saura lui plaire. Mais il y a des tasses encore plus tristes: celle d'une amitié ou d'un amour rompu. Celle que ne vient plus ranimer aucun breuvage bouillonnant. Trop chargée d'histoire, on ne la sert même pas à d'autres. Elle vit l'exil des objets désaffectés, ceux pour lesquels nous avons besoin d'encore un peu de temps avant de les sortir définitivement de notre histoire.
Ma tasse à café est comme un vieux pull que j'aime porter et qui me tient chaud. C'est une augmentation d'intériorité. Je la tiens dans mes mains qui se réchauffent. C'est un petit matin de janvier. Il a neigé dehors et il fait bien froid. Je devrais bientôt sortir. Bien assez tôt. Je suis dans l'antichambre de la journée à venir. Tout mon corps reste tiède au sortir du lit grâce à cette petite bouilloire. Mes pensées sont maintenues à la bonne température. Je suis suffisamment consistant pour ne plus avoir envie de retourner me coucher. Ma tasse est un générateur de devenir. Elle m'aide à prendre consistance pour affronter les tâches à venir. Je ne suis pas assez devin pour lire mon avenir dans le marc de café, mais suffisamment pour passer en revue mon ordre du jour, les mains enroulées autour de la porcelaine, un doigt dans l'anse, si cette petite virgule n'a pas subi les avaries du temps, comme une antique poterie. Car ma tasse à café vaut toutes les amphores prestigieuses. C'est mon morceau d'archéologie. Un quotidianologue pourrait aisément reconstituer des bouts de mon histoire à partir de ma tasse.
Les objets qui nous entourent n'ont aucune valeur intrinsèque. Ils tirent leur plus-value du temps passé avec nous, de la charge affective qu'on leur donne, du repère intime qu'ils constituent. Qu'importe que ma tasse à café soit bâtarde, achetée dans une brocante pour deux sous. C'est elle qui m'a apostrophé. Je ne crains pas de la perdre parce qu'elle est d'une marque prestigieuse, mais parce que je l'aime. Elle n'est pas lisérée d'or, mais des songes et de la pâte de tous les matins de l'année. Je ne connais qu'une tasse qui puisse rivaliser avec elle: celle qu'avec fierté, un premier matin, la femme de votre vie vous aura tendue en vous disant: "Tiens, c'est ma tasse". Et on la prend, tenant un Graal d'intimité à nulle autre pareille. Elle est chaude, elle fume, c'est un premier petit foyer.