Magazine Société

A la chasse aux filets dérivants

Publié le 10 janvier 2010 par Thedailyplanet

L'Arctic Sunrise, un brise-glace de l'organisation Greenpeace, sillonne la Méditerranée à la recherche des bateaux pirates. Le but des écologistes ? Détruire par surprise le matériel de pêche interdit. Reportage à bord.

Dès qu'il constate qu'un point de couleur reste fixé sur le radar, le capitaine de l'Arctic Sunrise sent qu'il doit se méfier. Son visage s'assombrit : il y a quelque chose qui cloche. Pete Bouquet connaît mieux la mer que les hommes. En silence, il saisit sa longue-vue. Bingo. A une quinzaine de milles des côtes, au large de Catane (en Sicile), un chalutier, le Diomède II, semble suspect de par ses caractéristiques, sa position et ses instruments. Il utilise peut-être un filet dérivant de plus de 2,5 km, ce qui est interdit depuis 1992 par une résolution des Nations unies et depuis 2002 par l'Union européenne. Il est midi. Le brise-glace de Greenpeace décide d'in­tervenir et commence à filer à distance le Diomède II. Il le fait jusqu'au crépuscule, lorsque les filets sont descendus dans la mer. Les militants des mers travaillent de jour pour préparer leurs actions nocturnes. Ils sont toujours sur le qui-vive, car ils peuvent être amenés à intervenir à tout moment. A 23 heures, Dave, Erik et Grace sautent dans le Zodiac et rejoignent la bouée du filet. Il s'agit bien d'un filet dérivant. Ces filets, qui peuvent atteindre 20 kilomètres de long, sont destinés à la pêche à l'espadon, mais leurs mailles emprisonnent également des cachalots, des dauphins et des tortues de mer. En moyenne, 20 à 70 % de ce qui est pêché est rejeté à la mer, agonisant. Le filet accroché, les hommes de Greenpeace se mettent à tirer. Ils doivent faire vite : il s'agit d'entraîner à bord autant de filet que possible, avant que les braconniers n'arrivent et ne le coupent pour en garder la partie restante. Le filet dérivant saisi sera remis à la capitainerie du port le plus proche, qui décidera si elle confirme ou non l'infraction et si elle confisque le matériel. Remonter le filet à bord de l'Arctic Sunrise dure plusieurs heures. A la fin, le filet est mesuré : il doit faire dans les 2,5 km. On constate les dégâts : onze petits thons morts et une tortue mal en point, qui, heureusement, se remettra dans les heures qui suivent et pourra retourner à l'eau. Ces filets coûtent très cher. Plus on réussit à en récupérer, plus la réaction de leur propriétaire sera violente. Et les pêcheurs ne tardent pas à se manifester : il est 2 heures du matin lorsqu'ils s'aperçoivent de l'intervention de Greenpeace. Tous phares allumés, ils se dirigent vers l'Arctic Sunrise et nous couvrent d'insultes, nous jettent des œufs, des bouteilles en verre et des canettes qui vont s'écraser sur l'arc-en-ciel et la colombe – logo de Greenpeace –décorant le flanc du navire. Véritable course-poursuite entre la mer Egée et la mer Ionienne pour traquer les hors-la-loi, cette campagne de Greenpeace, qui sillonne la Médi­terranée jusqu'en août, est avant tout une chasse aux filets dérivants illégaux. La plupart du temps, le contrevenant est un patron de bateau de pêche qui a touché les indemnités prévues pour la reconversion des filets, mais qui ne s'est pas exécuté. Neuf fois sur dix, ces bateaux pirates partent des côtes de la Sicile et battent pavillon italien. Ce jour-là, la poursuite se termine avec une amende et la confiscation du filet dérivant par les gardes-côtes de Messine : il a été jeté trop loin des côtes et dépasse la taille maximale autorisée. Les pêcheurs, furieux, nient toute responsabilité, et rejettent avec mépris l'étiquette de “pirates” qu'on leur a collée. Les militants encaissent en silence. Mais, au moment où les autorités semblent vouloir rendre les filets à leurs propriétaires, ils saisissent leurs couteaux et s'acharnent sur les mailles pour rendre les filets inutilisables. Les pêcheurs regardent, impuissants : un filet dérivant peut coûter jusqu'à plusieurs milliers d'euros. Après tout, on peut lire sur le panneau de la cale de l'Arctic Sunrise : “Search & destroy driftnet” – chercher et détruire les filets dérivants. C'est la mission de ce groupe de militants aguerris, composé de marins, d'officiers, de volontaires et de techniciens de bord : une vingtaine de personnes en tout. La plupart ont fait du militantisme leur véritable métier. Ils touchent un salaire minimum de 1 200 euros par mois, y compris lorsqu'ils ne sont pas en mer. Quatre-vingt-dix jours à terre, quatre-vingt-dix jours en mer. En ce moment, ils suivent avec ténacité les routes de migration des poissons de la Méditerranée. A bord, le rythme de travail est très dur. C'est Fabrizio, 32 ans, qui s'occupe du réveil, fixé chaque matin à 7 h 30. Fabrizio vit à Londres depuis treize ans. Lassé de son métier de graphiste publicitaire, il a tout lâché – y compris un salaire alléchant – pour devenir écomarin. Sur l'Arctic Sunrise, il est de garde entre 4 heures et 8 heures du matin. Pete, le capitaine, est lui aussi chargé de veiller à la sécurité pendant la nuit, tout comme le Néo-Zélandais Daniel, premier officier, et le Galicien Fernando, second officier. Ils se reposent pendant la journée, tandis que les autres membres de l'équipage s'occupent de l'entretien du brise-glace à coups de chalumeau et de perceuse, en exécutant les ordres presque militaires de Dani. Ce Brésilien de 25 ans, qui prépare une thèse en océanographie, est le quartier-maître le plus jeune de tous les navires de Greenpeace. Il est arrivé il y a quatre ans, en se faufilant en cachette dans la cale du Rainbow Warrior, amarré pendant deux semaines à Porto Alegre. Les dirigeants de Greenpeace ont alors décidé de lui donner sa chance. Aujourd'hui, Dani connaît le navire comme sa poche et le considère comme un être vivant. “Si quelqu'un change la moindre chose à bord, le navire ne sera plus jamais le même. Il est influencé par ceux qui y vivent. C'est exactement comme avec les êtres humains”, explique-t-il.

Ces pièges peuvent mesurer jusqu'à 20 kilomètres de long

Pour Dani, le monde est constitué de vivants, de morts et de marins : à mi-chemin entre les morts et les vivants, sans domicile fixe, les marins parcourent les mers et les océans du monde pour se sentir un peu chez eux. Dans l'attente le jour et aux aguets la nuit, quand le radar peut signaler les cibles potentielles. Tout l'équipage participe aux réunions quotidiennes pour déterminer quelle stratégie adopter, mais ce sont surtout Dave Roberts, militant des mers depuis plus de vingt ans, et Alessandro Giannì, responsable de cette campagne particulière, qui s'en chargent. “La mer est une inconnue”, explique Giannì en ouvrant grands les bras. “Il faut être toujours sur le qui-vive.” Pietro Dal Dosso, logisticien de bord, approuve : “Le moment d'agir, qui est le but de toute l'expédition, peut arriver n'importe quand.” L'expédition a un coût élevé. Entre le personnel, le ravitaillement et les dépenses diverses, l'Arctic Sunrise peut coûter jusqu'à 40 000 euros par semaine de navigation. Un chiffre important pour une organisation qui vit grâce aux dons. Pour attirer l'attention du public sur la précarité des mers et des océans, il faut donc des actions retentissantes, dont les images feront le tour du monde. Mais, à bord de l'Arctic Sunrise, on peut passer plusieurs semaines d'affilée sans rien repérer d'anormal : après vérification de près à l'aide du Zodiac, les filets aperçus au loin se révèlent souvent légaux. En attendant, chacun a des tâches précises à accomplir. L'ingénieur en chef, Erik – 32 ans, originaire d'Amsterdam, piercing à la lèvre et bleu de travail – est chargé de contrôler et de vérifier les anomalies de fonctionnement du moteur. Il est secondé par un autre Néerlandais, Gert, 28 ans, dont la famille vit de la pêche depuis des générations. Ils ont un assistant : Svetlo, arrivé de Bulgarie après avoir lu une annonce dans un journal. Pour lui, Greenpeace est avant tout la possibilité d'avoir un travail. Tous les membres de l'équipage de l'Arctic Sunrise ne sont pas comme l'Américain Tom, fervent admirateur du commandant Cousteau depuis son enfance. Sa tâche est de s'occuper de la radio, des satellites et d'Internet, et de réparer toutes les avaries technologiques. Malgré ses cheveux blonds et bouclés, Tom a déjà 47 ans, et il n'a aucune intention de cesser de naviguer. Une équipe tourne actuellement un documentaire sur Grace, une écologiste irlandaise, qui sert les repas à bord du bateau à heures fixes : déjeuner à midi, dîner à 18 heures. Sans jamais une minute de retard. Wendy, mormone originaire du Minnesota, l'aide en cuisine. Ce sont les rares femmes à bord, avec Lisa, l'Anglaise, qui vit sa première expérience sur le bateau de Greenpeace, et l'Indienne Faye, qui se lève à 6 h 30 pour faire des haltères : elle s'entraîne pour suivre le rythme des hommes. Elle porte de grosses chaussures et ses mains sont toujours pleines de cambouis. Mais on ne boit pas de bière avant 17 heures. Le Canadien Po Paul est chargé de trier les déchets du bateau. Le Chilien Andrés s'active sans cesse sur l'un des Zodiac. Il aime vivre sur le bateau, mais ne pense pas faire ce métier longtemps, deux ou trois ans au maximum. Militer sur les mers peut être dangereux. On peut même finir en prison. L'année dernière, par exemple, à Faslane, en Ecosse, lorsque Greenpeace a bloqué les manœuvres d'un sous-marin nucléaire britannique, tout l'équipage de l'Arctic Sunrise a séjourné en prison pendant trois jours, et le navire a été saisi. “You can't lock up a sunrise”, avaient écrit les Ecossais, en signe de solidarité, sur une banderole tendue sur le port. On ne peut pas emprisonner l'aurore. Depuis, la banderole est accrochée dans la cale du navire.

Ilaria Carra, La Repubblica Delle Donne


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Thedailyplanet 56 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine