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Identité nationale, le sens d'un débat. (1/3) Une archéologie de la Nation

Publié le 14 janvier 2010 par Labreche @labrecheblog

Depuis l'annonce de son ouverture, le 26 octobre dernier, le « grand débat sur l'identité nationale » est au centre des discours politiques et de l'attention médiatique. Le « débat » fait rage, plus encore d'ailleurs sur l'opportunité même de l'initiative que sur l'identité nationale elle-même. Mais, au fait, pourquoi ce débat ? En quoi l'identité nationale a-t-elle vocation à être discutée ? Avant de prétendre organiser un débat ou y participer, il ne peut qu'être utile d'en examiner les termes et les implications, pour mieux saisir les enjeux profonds soulevés par cet épisode politique inédit, ainsi peut-être que les intentions de ceux qui l'ont initié.

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I. Une archéologie de la nation

La Nation est un fait récent. Elle est propre à une certaine pensée, à une civilisation particulière ; elle est construction, ou encore représentation selon Pierre Nora, « formule immuable et changeante de notre communauté sociale »1. Comprendre la Nation exige donc de puiser dans l'histoire pour en révéler les formes, les détails, les accidents. Non pas pour dresser encore une histoire de la Nation française. Le résultat n'en pourrait en effet qu'être « rassurant, mais décevant », comme le constate Nora2. Le projet est ici bien plus d'en esquisser — avec l'imperfection dictée par la brièveté — ce que Foucault aurait appelé une archéologie, afin, pour paraphraser Les mots et les choses et en imiter la démarche, de retrouver à partir de quoi la Nation a été possible, selon quel espace d'ordre elle s'est constituée, sur fond de quel a priori historique et dans l'élément de quelle positivité la construction nationale et sa conscience ont pu apparaître3.
Une entité pour une identité

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Le mot nation, calqué sur le latin natio, est tiré de la racine nasci et donc de l'idée de naissance. La nation est, dès l'origine, un peuple, une appartenance innée à celui-ci, une « race » dans l'acception ancienne, et non une entité. Certes, au Moyen Âge, la nation indique couramment un groupement d'entraide constitué entre des marchands dans les ports et les foires, ou entre les maîtres et les étudiants dans les universités dès la fin du XIIe siècle. Pour ce dernier exemple, le plus connu, les critères d'appartenance y sont principalement géographiques et correspondent « au désir naturel des étudiants de même origine de se regrouper pour assurer, entre compatriotes, accueil, aide, fraternité »4 ; pourtant ces structures demeurent vague, elles ne sont pas présentes dans toutes les universités. À la faculté des arts de Paris, la seule divisée en nations, la nation française regroupe les maîtres et étudiants originaires du midi, d'Italie, d'Espagne. Elle coexiste avec la nation normande, la nation picarde, et la nation anglaise qui, de son côté, regroupe aussi l'Europe de l'est et du nord. La « nation » médiévale est donc de circonstance, ce que révèle sa raison d'être. Elle est une structure d'exilés forcés de vivre loin de leur province d'origine, et recherchant des appuis sûrs dans une ville inconnue, chère, et souvent dangereuse. La nation médiévale est le résultat d'une séparation de l'individu et de son peuple, et non la traduction idéelle de celui-ci.

Le sens proprement politique du mot nation émerge quant à lui tardivement. La Nation, française notamment, est indissociable de l'émergence de l'État-nation, en d'autres termes l'émergence de l'État précède l'identité nationale, comme le rappellent Colette Beaune ou Patrick J. Geary5. Ce n'est que grâce à cela que la Nation acquiert ses deux caractères premiers : le territoire et la souveraineté. Il faut au passage accepter une réalité : la constitution des identités nationales, à partir du XIIIe siècle, amène directement la guerre de Cent ans,  via « la montée des xénophobies et la construction de sentiments d'appartenance très divers, dépassant la simple dépendance consensuelle par rapport à un même pouvoir politique […]. Les premiers stéréotypes nationaux furent tous négatifs »6 .

En revanche, il faut attendre la période moderne et les puissants facteurs d'unification politique à l'œuvre aux XVIe et XVIIe siècles, pour voir de nouvelles caractéristiques « nationales » s'imposer, comme le droit ou la langue ; ce dernier exemple étant l'un des plus connus, à travers le siècle séparant l'ordonnance de Villers-Cotterêt de la création de l'Académie française. Ce n'est pas un hasard qu'il revienne à celle-ci de définir ainsi le mot « nation » : « Terme collectif. Tous les habitants d'un mesme Estat, d'un mesme pays, qui vivent sous mesmes loix, & usent de mesme langage &c. » On le constate, la Nation est désormais politique, géographique, juridique et linguistique. Là réside une partie de son « identité », de ce qui la singularise, elle et ceux qu'elle réunit. Mais, on le voit aussi, la liste n'est pas limitative ; elle ne sera d'ailleurs jamais limitée.

Nation politique, Nation culturelle

La Révolution est pour la Nation française considéré comme véritable acte de naissance, après des siècles de gestation. Là se trouve du moins le point de départ de la Nation en tant qu'ensemble politique, le peuple des citoyens, dans lequel réside par essence le principe de toute souveraineté selon la Déclaration de 1789. Ce même peuple qui détient le « pouvoir constitutant » pour Sieyès et Condorcet. 1789 est donc un moment charnière, celui de « la nation prenant conscience d'elle-même comme Nation » comme le relève Nora7.

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Bientôt surgit cependant une distinction devenue un poncif des discours sur la Nation, une véritable idée reçue, classique des études de sciences politiques dont la banalité est d'autant plus fâcheux qu'il est absolument faux. On veut ici évoquer le fameux couple Fichte-Renan et le « débat » national qui aurait déjà animé les esprits au XIXe siècle, découlant sur deux conceptions prétendument opposées de la nation : la nation politique et la nation culturelle, ou Staatsnation et Kulturnation tels que les désigne Friedrich Meinecke, réputé le premier à opérer cette distinction dans son ouvrage paru en 1908, Weltbürgertum und Nationalstaat (Le cosmopolitisme et la raison d'État), auquel il est d'autant plus aisé de se référer que personne ne l'a lu, du moins en France où il n'a jamais été traduit8.

Pourtant, et cela est bien rarement compris9, cette dualité est fausse, elle est elle-même représentation de deux histoires nationales distinctes, mais la conception de la nation en France et en Allemagne ne diffère guère : la nation française est aussi culturelle que l'allemande, la nation allemande aussi politique que la française. La lecture attentive du fameux discours de Renan, Qu'est-ce qu'une nation ? (1882)10 balaie beaucoup de préjugés. Renan ne s'oppose jamais aux thèses des Discours à la nation allemande de Fichte (1806-1807). Au contraire, il les prolonge. À soixante-quinze ans de distance, la proximité de Renan et de Fichte est étonnante, peut-être parce que l'ambition des deux orateurs dans leurs discours respectifs est assez proche. Pour Fichte, la prise de conscience nationale dans les États germaniques divisés, sous l'occupation de la Prusse par les troupes napoléoniennes ; pour Renan, le relèvement de la fierté nationale après l'effondrement de 1870, dans une France amputée de l'Alsace-Moselle.

Il en résulte que si Renan affirme que la race, la langue, les intérêts, l'affinité religieuse, la géographie et les nécessités militaires ne suffisent pas à créer la Nation, il ne les qualifie pas pour autant de moins indispensables à cette Nation qui, selon ses termes, « suppose un passé », en particulier « avoir souffert, joui, espéré ensemble », avoir constitué tout particulièrement un « sentiment des sacrifices ». La Nation est pour Renan « une âme, un principe spirituel » constitué à la fois par un héritage du passé et un projet présent — le « désir de vivre ensemble » et son « plébiscite de tous les jours ». Or, cette âme reprend précisément le « génie national » évoqué par Montesquieu, mais aussi le « Volksgeist » de Herde, notion développée par Fichte. Et ce dernier n'omet aucunement de recommander des moyens politiques pour renforcer l'unité nationale, comme l'éducation « nationale » ou la constitution d'une union douanière.

Le passé d'une représentation

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Il n'y a donc aucun de débat sur la nature de la Nation, qui n'est pas moins culturelle que politique, en France ou ailleurs. Lorsque certaines personnalités intellectuelles ou politiques françaises se réclament aujourd'hui de Renan pour s'opposer à l'idée d'une nation héritée et enseignée, ils ne savent pas ce qu'ils disent ou, au minimum, ne sont pas d'accord avec Renan. En effet, la France, en tant que Nation, est à la fois politique et culturelle, elle n'est pas et ne peut être uniquement un projet politique qui s'opposerait en tant que tel à l'identité culturelle. Elle est donc, aussi, une communauté exigeant « l'abdication de l'individu au profit d'une communauté », et non une adhésion libre et inconditionnelle à un projet vidé de toute force.

Il est en particulier faux que la définition de la France et de l'appartenance à celle-ci n'ait jamais été « une négation, une exclusion, une fermeture », et François Hollande est l'un des nombreux acteurs politiques de premier plan à se tromper en tenant de tels propos, et en affirmant que la Nation « ne constate pas, mais se bâtit »11 : bien au contraire, elle se constate aussi bien et en même temps qu'elle se bâtit, elle s'hérite et se cultive, et la nation française au moins autant que toute autre, en véritable « Nation-mémoire » telle que la révèlent les collaborateurs des Lieux de mémoire12. Plus encore, la Nation s'appuie naturellement et obligatoirement sur un passé, et ce dès le Moyen-Âge, comme le relèvent Colette Beaune ou encore Bernard Guenée13. C'est ce qui pousse Pierre Nora à affirmer que « la définition nationale du présent [appelle] impérieusement sa justification par l'éclairage du passé »14.

Dès lors, sur quoi peut bien porter l'actuel débat ? Non pas, on l'a vu, sur la définition même de la Nation. Non pas, non plus, sur l'héritage, le passé national français ne pouvant faire l'objet d'une sélection arbitraire, éliminant tel roi ou tel événement, sur le mode adopté par le Parti socialiste et Martine Aubry, dans le cadre d'un contre-débat intitulé « la France qu'on aime »15, qui suppose une « France qu'on n'aime pas ». Reste le projet : celui que portent les actuels chantres de « l'identité nationale » et qu'il reste à détailler.

Notes :
(1) Pierre Nora, « Présentation » in Les lieux de mémoire, II, La Nation, 1993, Paris, Gallimard, rééd. coll. « Quarto », 1997, p. 571.
(2) « La Nation-mémoire », op. cit., p. 2209.
(3) Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, préface, p. 13.
(4) Jacques Verger, Les universités au Moyen Âge, PUF, 1973, rééd. coll. « Quadrige », 1999, p. 50.
(5) Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1985 ; Patrick J. Geary, Quand les nations refont l'histoire. L'invention des origines médiévales de l'Europe, Paris, Aubier, « Collection historique », 2004.
(6) Colette Beaune, article « Nation » in Claude Gauvard et al. (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, PUF, 2002, p. 967.
(7) « La Nation-mémoire », op. cit., p. 2208.
(8) La traduction anglaise de 1970 est également épuisée depuis longtemps. Seule la version allemande, récemment rééditée, est actuellement disponible.
(9) Dominique Schnapper, dans le dernier chapitre de La communauté des citoyens (Paris, Gallimard, 1994) est l'une des rares à contredire nettement cette conception habituelle.
(10) Consultable en ligne, par exemple sur ce site.
(11) François Hollande, « L'identité nationale est un combat », slate.fr, 3 novembre 2009.
(12) Op. cit., p. 2214.
(13) « Dès qu'elle prend conscience d'elle-même, une nation veut justifier son présent par son passé. », L'Occident aux XIVe et XVe siècles. Les États, Paris, PUF, 1971, p. 123.
(14) « Entre Mémoire et Histoire », op. cit., p. 27.
(15) Site officiel « La France qu'on aime ».

Crédits iconographiques : 1. Jules Dalou, Le triomphe de la République (Paris, place de la Nation), Le Petit Journal du 3 décembre 1899 - 2. Ernest Renan (vers 1875) - 3. © Gallimard


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