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Identité nationale, le sens d'un débat. (2/3) L'identité fragile

Publié le 22 janvier 2010 par Labreche @labrecheblog

Un premier volet a permis de saisir que la Nation, d'une part, est une conséquence de la construction étatique et non sa cause — l'État ne représente pas la Nation mais la Nation justifie l'État — et d'autre part qu'elle est une représentation aussi bien culturelle que politique, un équilibre entre ces deux natures, un héritage autant qu'un projet. Voici le deuxième volet de cette réflexion, consacré cette fois à la question de l'identité.

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II. L'identité fragile

Le débat posé portant sur l'identité nationale, admettons d'abord que le choix des mots n'est jamais un hasard. Car l'identité suppose un double mouvement, fondamental dans la construction nationale. L'identité est ce qui rassemble entre eux des individus, non pas réellement identiques, mais entre lesquels s'établit un accord, se forme une communauté, « une certaine unité nationale » pour Fernand Braudel1. Mais elle est aussi ce qui singularise, ce qui trace la séparation entre le national et l'étranger, et justifie les frontières (physiques, administratives), pour garantir la permanence de la Nation. L'identité suppose une double reconnaissance de l'ipse (soi), et de l'idem (même) ; et l'identité nationale traduit la double nature de la Nation : revendication d'un héritage (constatation de l'idem) et participation à un projet (affirmation de l'ipse).

Menaces sur l'identité

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L'existence même du débat sur l'identité nationale ne peut se résumer à des tactiques politiques, et il serait maladroit de supposer qu'aucune question ne se pose à ce sujet. Car l'identité nationale est à tout le moins présentée et bien souvent ressentie, comme menacée, comme assiégée même. Certains classeront l'immigration comme menace principale, quand d'autres, rejetant de tels réflexes comme xénophobes, s'élèveront toutefois contre les conséquences de la mondialisation sur la production culturelle et sa singularité. Le discours sur la fameuse « exception culturelle » souhaite ainsi voir les biens dits culturels (dont la définition demeure problématique) échapper aux règles commerciales internationales. Ces positions ne relèvent pas d'une logique fondamentalement différente du discours sur l'« immigration choisie » ou la « forteresse Europe ». Or, la Nation étant elle-même représentation, autrement dit construction mentale, il n'est pas étonnant de voir se multiplier les représentations de l'identité et de la menace sur celle-ci, comme le souligne Wendy Brown, au sujet de la multiplication des murs de séparation visant à matérialiser des frontières2.

Mais cette menace ressentie sur l'identité nationale dans un contexte de mondialisation ne fait que répondre aux interrogations sur la notion même d'identité aujourd'hui. L'identité suppose en effet reconnaissance et permanence, et le travail de Zygmunt Bauman rappelle combien les caractéristiques même de la modernité s'opposent à une telle construction, qu'elle soit nationale ou individuelle3. S'identifier serait devenu à la fois un phénomène quotidien à travers la démultiplication des « communautés » réelles ou virtuelles, mais aussi un engagement impossible, un acte aussi répété que vidé de sens dans un environnement instable où l'appartenance est vécue comme un handicap, l'attachement comme une servitude.

Toute identité serait-elle donc en sursis ? Peut-être faut-il en réalité déplacer un peu la réflexion et, plutôt que d'invoquer la mise en cause des identités du fait d'un contexte déstabilisant, et leur protection contre celui-ci, analyser la fragilité intrinsèque de la notion d'identité. La question mise au centre du débat par Éric Besson en est un bon exemple : une interrogation comme « qu'est-ce qu'être Français ? » ne peut que signaler la fragilité de l'identité, et non l'affermir. Le débat se voulait rassurant, et pourtant il inquiète. En effet, comme le souligne Paul Ricœur, « la fragilité de l'identité consiste dans la fragilité de ces réponses en quoi, prétendant donner la recette de l'identité proclamée et réclamée »4. Affirmer l'identité, la valoriser, c'est déjà en révéler la fragilité. Pourtant, le débat actuel ne fait que multiplier les réponses en quoi, en particulier à travers la question de l'immigration.

L'identité nationale et l'étranger

C'est qu'outre le rapport au temps, l'identité est particulièrement fragile dans son rapport à l'altérité, qui suscite accueil mais aussi, inévitablement, rejet. Or, l'autre de la Nation, c'est l'étranger, et dans ce cas, l'acte de rejet, d'exclusion, participe activement de la construction nationale. Pour faire écho à une polémique récurrente sur les paroles de l'hymne national, le « sang impur » versé à Valmy fait partie des éléments inoubliables de l'histoire nationale, car générateurs de la Nation. Voilà un cas exemplaire de violence fondatrice, mais comme le rappelle Ricœur, « il n'existe pas de communauté historique qui ne soit née d'un rapport qu'on peut dire originel à la guerre ».

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Ce rapport à l'étranger ressurgit aujourd'hui, par l'intermédiaire de la question de l'immigration, et il n'est pas surprenant que celle-ci soit évoquée dans le cadre du débat sur l'identité nationale. Encore une fois, le problème réside dans la fragilité de l'identité perçue comme fixité : selon un certain consensus, une politique d'immigration réussie supposerait que le citoyen naturalisé se conforme à un certain modèle, qu'il s'arrache à son appartenance antérieure, non pour s'attacher volontairement à la Nation mais pour s'y laisser attacher. Enfermé dans cette logique, le débat aboutit à la situation inévitable et effrayante que l'on décrit aujourd'hui : l'échec de l'attachement, la résistance à l'arrachement. Puis la résurgence, dès lors, d'identités particulières, et même reconstruites. Déjà en 1986, Fernand Braudel montrait la situation d'enfants d'immigrés « aussi mal dans leur peau en France […] qu'en Algérie »5. La question de l'immigration est centrale dans le débat sur l'identité, non pas parce que l'échec de la politique d'immigration crée un problème d'identité, mais bien parce que l'échec du projet national qui fonde l'identité est cause des difficultés que rencontrent les immigrés et leurs enfants, que l'on n'appelle d'ailleurs pas « fils d'immigrés » mais « immigrés de deuxième (ou troisième, etc.) génération », comme une tare indélébile que certains seraient destinés à porter.

Le problème est peut-être qu'en la matière, ceux-là même qui ont initié le débat sur l'identité nationale ont aussi défini les termes de celui sur l'immigration. En réalité, l'immigration est vécue comme menace, comme risque, aussi bien par les penseurs et décideurs de la gauche que de la droite : en la matière, la droite a depuis longtemps remporté la bataille des mots et des concepts, aboutissant à un consensus transpartisan. On pense à la perception des immigrés comme naufragés de la « misère du monde », d'après la fameuse déclaration de Michel Rocard — phrase qu'il est décidément impossible de sauver6. Ou encore à la généralisation dans le vocabulaire d'un impératif : « intégration »7. Un mot dont l'usage commun n'est que récent en ce qui concerne l'immigration, puisque celle-ci inspirait autrefois d'autres notions, en particulier assimilation et insertion, selon que l'on y voyait une démarche avant tout culturelle ou sociale, avant tout individuelle ou collective. On ne s'étonnera pas de trouver une traditition de droite des discours d'assimilation, et une tradition de gauche des discours d'insertion. Et c'est bien en tant que substitut d'assimilation, et pour se défaire de l'héritage colonial attaché à ce dernier terme, que la droite adopte le mot intégration après 1981. Lorsque la gauche, et notamment la gauche rocardienne après 1988, adopte à son tour l'intégration comme nouveau paradigme de l'immigration, elle tire un trait sur la politique d'insertion et adopte une réflexion assimilatrice. Pour la gauche française aussi, depuis plus de vingt ans, l'immigration est finalement une menace — qu'il faille la gérer, l'aménager, la limiter — bien plus qu'une chance ou, simplement, un phénomène humain incontournable, et d'ailleurs constitutif de l'identité française, ce que souligne Braudel.

De l'identité subie à l'identité agissante

Fragile par définition, l'identité est donc un équilibre. Et sans le double mouvement de l'identité nationale, la Nation n'existe pas : il ne peut être conçu d'attachement à la Nation sans engagement, et donc sans arrachement à d'autres appartenances passées, et renoncement à une infinité d'appartenances potentielles. Comme souvent sur ces questions, Renan l'a affirmé avant nous, et on ne saurait être plus clair qu'il ne le fut : « aucun citoyen français ne sait s'il est burgonde, alain, taïfale, visigoth ; tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle »8. De même qu'il existe une violence fondatrice dont la mémoire ne peut qu'être entretenue, de même il existe une violence que la démarche nationale suppose d'oublier : la Saint-Barthélemy, la croisade contre les Albigeois, mais aussi l'esclavage ou la colonisation : oublier, non pas pour effacer mais pour s'interdire toute identification à une cause qui ne serait que la prétendue réparation d'une mémoire accaparée ou, selon Todorov, abusée9.

En revanche, la conservation de l'équilibre implique une contrepartie. L'identité nationale ne peut en effet pas non plus exister sans attachement, ne peut se passer de celui-ci, de la volonté d'individus se portant vers un projet. Au gré des hommes, des volontés, le projet change, l'identité change donc selon ceux qui la proclament. L'identité collective, et bien entendu nationale, ne peut qu'être évolutive, mouvante. Le changement, semble-t-il redouté, est inévitable, ce que Ricœur, là encore, souligne efficacement : « la tentation identitaire, la "déraison identitaire" comme dit Jacques Le Goff, consiste dans le repli de l'identité ipse sur l'identité idem, ou, si vous préférez, dans le glissement, dans la dérive, conduisant de la souplesse, propre au maintien de soi dans la promesse, à la rigidité inflexible d'un

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caractère, au sens quasi typographique du terme ». C'est pourquoi tout discours se fondant sur l'instauration de tels caractères, par exemple, sur l'évocation d'un lien entre l'identité nationale et la « terre », sur l'« enracinement » en celle-ci, depuis Barrès à Sarkozy en passant par Pétain, est déjà déraison, dérive.

Les désarrois aujourd'hui exprimés face au changement, à la mondialisation, à l'immigration, ne sont donc que les différentes facettes d'une seule et même fragilité dont le remède réside dans la construction d'une identité agissante, dans la force d'une démarche collective destinée à susciter les volontés plus qu'à chercher la meilleure définition de ce qu'est un « Français ». L'identité nationale, parce qu'elle est fragile, devrait donc logiquement être réinstaurée comme un processus, comme un acte collectif, au dépens de l'assignation d'identité (nationale, religieuse, sociale ou autre). Pourtant, la question posée par le gouvernement ne porte pas sur « comment être Français », mais « qu'est-ce qu'être Français ». Le débat actuel relève donc d'une autre logique.

(À suivre...)

Notes :
(1) L'identité de la France, Arthaud, Paris, 1986, introduction.
(2) Wendy Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Paris, Les prairies ordinaires, coll. « Penser/croiser », 2009. Voir aussi notre compte-rendu.
(3) Zygmunt Bauman, Identité, Paris, L'Herne, collection « Carnets anticapitalistes », 2010. Voir aussi notre compte-rendu.
(4) Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p. 98-99.
(5) Fernand Braudel, Op. cit., Les hommes et les choses I, p. 220.
(6) En 1989, alors premier ministre, Michel Rocard, invité au cinquantenaire de la Cimade, déclarait : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part ». Cette phrase est souvent tronquée en sa moitié, ce que l'intéressé rappelle régulièrement. Pourtant, même en version intégrale, elle demeure la traduction d'une vision insupportable et fausse de hordes de miséreux aux portes du territoire national, et d'une conception de l'immigration comme échange à sens unique, comme service rendu par la France à ceux qu'elle accueillerait « généreusement ».
(7) Au sujet de ces enjeux de terminologie, voir Françoise Gaspard, « Assimilation, insertion, intégration : les mots pour « devenir français » », Hommes et intégrations, n° 1154, p. 14-23 ; et Danièle Lochak, « L’intégration comme injonction. Enjeux idéologiques et politiques liés à l’immigration », Cultures & Conflits, 64, hiver 2006.
(8) Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation ?, 1882 (consultable en ligne, par exemple sur ce site).
(9) Tsvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995.

Crédits iconographiques : 1. © David McNew/Getty Images ; 2. © 1992 Benetton ; 3. Eugène Delacroix, La liberté guidant le peuple, 1831 (musée du Louvre, Paris).


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