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Une intimité

Par Chroniqueur
Une intimité
Pour un coffre-fort vert dont on ma confié quelques secrets
Une femme qui ouvre la porte de sa vie à l'homme qu'elle aime lui offre d'entrer dans l'écrin de son intimité. Elle l'invite à passer de l'autre côté du miroir. Ce seuil, il le franchira à la faveur d'un frôlement, comme un rideau qui se lève, ou d'un premier baiser à l'abri duquel des confidences pourront se dire, ou encore des rires qui tricotent à toute vitesse le plaisir d'être deux. L'amoureux se sera suffisamment rapproché pour commencer à percevoir un monde étranger au sien, mystérieux, riche de surprises et de savoir d'elle. Il va découvrir une myriade de détails à travers lesquelles elle manifestera le plus intime d'elle-même. Une démarche chaloupée, le grain de sa voix, l'odeur de sa peau, un geste gracieux pour s'attacher les cheveux, la disposition des coussins sur un canapé, une sauce au citron particulièrement bien réussie. Un petit tic discret ou une manie attachante - bien que parfois énervante, mais les deux adjectifs ne s'excluent pas forcément.
Passé le col de la délicieuse collision charnelle, on redescend dans le vallon de l'intimité où se trouvent d'autres points d'appui qui vont consolider le lien, des serviteurs discrets et fidèles. Ils se tiennent là, patiemment, dans la familiarité d'un être. Ils ont eux-mêmes assurément beaucoup à voir dans les combinaisons qui ont mené à la rencontre. Le coup de foudre, ce grand amour repose sur une foule de détails minuscules, de coïncidences inattendues. Le destin bricole peut-être plus qu'on ne veut bien le croire. Nous sommes faits de bric et de broc, assemblés de sorte à nous donner une certaine consistance, une allure, une tenue plus ou moins harmonieuse. Certains s'évertuent à être lisses, standards, gominés. Grand bien leur en fasse. Mais ce qui est fascinant, dans une intimité, ce sont tous ces petits trucs en apparence banals, qui ont tout leur sens justement parce que ce sont ceux de tous les jours, depuis des années. Ce sont les signes distinctifs d'une singularité, le style de chacun. On a d'autant plus de chance de rencontrer la bonne personne qu'on a su cultiver une authentique individualité. Quitte à ce qu'on soit un peu de travers, de guingois. Ca n'a aucune importance. Les points d'accroche possibles sont plus nombreux, ils offrent plus de prises au sort.
Découvrir le tapis caoutchouc qu'une Dulcinée met au fond de sa baignoire, comme le fait une grand-mère, pour ne pas glisser, c'est irrésistible. On se l'est imaginée naïade sous une cascade d'eau, Tahitienne impudique, mais là, soudain, cet élément vient court-circuiter toutes les représentations qu'on avait échafaudées, nous livrant d'elle une image fragile, une image de peu, touchante, et qui sera certainement une de celles dont on se rappellera. Le souvenir qu'on garde d'une femme aimée est essentiellement composé de choses familières, qui nous rattachent à elle. Voilà ce qui viendra à nous manquer en son absence, bien plus que la mémoire de tout ce qui relève de la sexualité, non négligeable, mais périphérique avec le temps.
Peut-être que l'amant lui aura fait remarquer l'étrange désuétude de ce tapis et elle lui aura répondu:
- Oh je sais! Je suis ridicule. Mais avant toi, j'étais célibataire. Alors, si je glissais dans ma baignoire, je pouvais attendre longtemps si j'avais besoin d'aide.
Merveille! Le désir qu'on avait de s'occuper d'elle avant de pénétrer dans son univers se trouve démultiplié par un réseau de signes qui nous interpellent. Puisque nous sommes dans la salle de bain, restons dans cet atelier du rêve, où trônent de gros pinceaux à maquillage et une foule de flacons avec des noms prestigieux, qui participent à la magie. C'est donc là qu'elle se préparait pour venir à mon invitation, qu'elle faisait les derniers ajustements. Je me trouve dans le making of de nos premiers rendez-vous. Dans la chambre, il y a un tiroir aux dentelles envoûtantes, pliées avec soin. Un joli petit savon aux odeurs du Sud en assure la fraîcheur. Cette minutie est un fil d'or qui ne ment pas. A la cuisine, je retrouve le même tour de main dans la disposition des chiffons. Je n'en finirais pas de pister ces objets devenus vivant parce qu'ils lui appartiennent et qu'elle les a investis: le marque-page fait main, un chapeau de paille sur lequel elle aura tressé des fleurs séchées ou un vieux bougeoir déniché dans une brocante. Parce qu'elle les a habités, elle peut m'y accueillir. Les scintillements d'une présence se reflètent dans tous ces petits riens qui constituent une chanson des gestes intimes. Le soin avec lequel elle aura fermé un bouton de sa veste avant qu'il ne sorte en dit long, très long, sur l'attention qu'elle lui porte. C'est une déclaration de bienveillance, une marque de tendresse pour lui seul, parce qu'il est le plus proche d'elle.
L'intimité touche à ce qu'il y a de plus profond, de plus familier. Elle est farouchement gardée et se doit de l'être. La dissiper mène au désastre. Où se réfugiera-t-on par temps de gros grains, si les refuges sont découverts? Il n'y a pas d'abri pour qui ne sait pas distinguer le dehors et le dedans. Comment croître, si on ne sait pas où prendre racine? L'intimité est un havre de paix, un périmètre de sécurité. C'est le territoire du couple, de quelques amis de coeur, de la famille parfois. Déballée en public, elle devient comme de la neige souillée, elle n'est plus que foire de soi, comédie de l'ego. En ouvrant cette porte, on accepte de se montrer vulnérable, critiquable, humain si humain. On baisse la garde, on se montre tel qu'au réveil ou avec tous les problèmes qui sont ceux d'une vie privée. C'est le chevalier sans armure ou la Belle qui n'est pas sous son meilleur jour. Ils acceptent d'être vus hors-champ, toutes imperfections révélées, au naturel. Quel privilège de pouvoir n'être que ce qu'on est. Qui est toujours tellement plus que ce qu'on s'évertue à vouloir consciemment montrer.
Deux intimités partagées composent une bouture humaine réussie, un prolongement de soi dans l'autre, du désir canalisé qui va pouvoir se régénérer - et non pas s'épuiser. C'est un pari, contre le désenchantement du monde - rien que ça! - de faire corps avec ce qui est le plus proche, un visage aimé, les siens, ses amis, de réussir ce vivre ensemble, cette greffe qui se fait tant bien que mal. Il n'est pas rare que cette intimité se transforme en un cauchemar étouffant où la connaissance d'autrui sert à de sordides prises d'otages, de jeux de pouvoir sur les faiblesses révélées. Elle n'a également rien à voir avec un quelconque naturisme, la nudité atteignant rapidement ses limites expressives en renvoyant chacun à sa quête errante de nouvelles trémulations épidermiques. Elle est un défi pour que cet autre qui est si près de moi ne me devienne pas étranger. C'est la conviction que, si avec toi que j'aime, je ne peux pas m'accorder, alors rien n'ira jamais, Je souffre de myopie intellectuelle, mais j'ai du mal à croire que la moindre bafouille sur les changements planétaires puisse s'enraciner dans le terreau du concret, si ça ne commence pas par la réunion intime de deux êtres et puis peut-être, même, soyons fous, la bonne entente entre deux voisins. Et ainsi, de fil en aiguille, de proche en proche, on laisse s'agrandir le cercle des fraternités assumées.
L'intimité, c'est encore tant d'autres choses, bien plus vastes que des brosses à cheveux, des chiffons, des corps qui se montrent, un lopin d'âme dissimulé et de la lingerie fine. Mais ces petits morceaux collés bout à bout me paraissaient constituer une collection d'indices intéressants pour commencer mon enquête, au coeur du royaume familier.
Image: Nina, en Provence.

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