Je travaille pour la troisième rentrée consécutive dans un collège « Réseau ambition réussite », troisième collège le plus difficile du Nord-Pas-de-Calais. J’y enseigne les arts plastiques après avoir été envoyée « faire mes classes » pendant cinq ans dans l’académie de Versailles. J’ai toujours la vocation et je m’y sens très utile, mais ne peux m’empêcher de constater que la violence est comme ailleurs, soit banalisée, soit médiatisée et vue par les élèves comme une marque de puissance. Nombreux sont les élèves qui ont perdu leurs repères, qui subissent leur lot de violence quotidienne et qui finissent par penser, ne connaissant que cela, que c’est normal.
La liste des violences dont je peux témoigner depuis deux ans et demi est vraiment longue. Je ne sais par où commencer. En ce qui me concerne, j’ai la chance de ne pas avoir de problèmes avec mes élèves, car la matière leur plaît généralement et je ne les vois qu’une fois par semaine, ce qui dénoue les tensions qui peuvent se créer parfois. J’ai cependant été molestée par deux élèves d’un autre établissement qui tentaient de s’introduire à Louise-Michel. Alors que je tentais de refermer la grille d’entrée, ils ont essayé de forcer le passage et je me suis défendue comme j’ai pu pour éviter les coups de ces deux adolescents avant d’être défendue par l’un de mes élèves. En fin d’année scolaire, il y a deux ans, je me suis battue avec un jeune qui m’insultait copieusement parce que je l’avais regardé. Il m’a donné un gros coup de poing dans le dos et quand je me suis retournée pour lui donner un coup de pied, il m’a cassé une dent. Ce jeune, qui avait déjà été exclu pour violence grave de trois établissements dans des régions différentes, était encore dans le système scolaire et s’est inscrit dans le mien la rentrée suivante. Quand il m’a reconnue durant le premier cour d’arts plastiques, il a cessé d’y venir et s’est fait virer un mois plus tard pour avoir racketté des sixièmes.
Pour ce qui est de mes collègues, je ne compte plus les exemples désolants d’expériences vécues alors que, je vous l’assure, notre équipe fait tout ce qu’elle peut pour apporter à ces élèves des repères et un minimum de bagages pour la suite de leur vie. Récemment, un élève de cinquième a pris pour habitude de liguer la classe contre certains professeurs, a tenu des propos antisémites d’une violence choquante durant les cours d’histoire de ma collègue, qui est juive. Il a commencé à la harceler, la suivant dans les couloirs, l’a traitée de putain et a finalement raconté qu’elle l’avait giflé, soutenu par le faux témoignage d’une autre élève particulièrement problématique. Ce n’est qu’une anecdote parmi d’autres, des centaines sans doute en trois ans. Une amie surveillante a reçu deux gifles en deux mois l’année dernière, et je dois dire que les surveillants sont particulièrement exposés à la violence, ayant un rapport plus physique aux élèves. L’un d’entre eux s’est fait rouer de coups par une bande de quatrièmes qu’il n’a pas pu reconnaître, ayant été attaqué de dos. A peine sorti de l’hôpital, il est revenu travailler pour leur montrer qu’il n’avait pas peur. Un autre s’est pris une pomme en pleine figure, lancée par un élève à la cantine, sans compter les jets de pierres pendant la récréation. Il faut aussi signaler l’inquiétante vague de machisme dont les filles et les femmes sont victimes dans le quartier. Les allusions malsaines et remarques abaissantes envers les adolescentes vont bon train. Un exemple personnel : mon nom est Mademoiselle Tournant, mais ici, la plupart des élèves m’appellent « Madame Tournante ». Ce n’est pas très flatteur, mais j’ai assez d’humour pour reprendre calmement les élèves et leur dire que le « t » ne se prononce pas! En classe, les choses se passent bien et j’ai un bon rapport avec mes élèves, jamais je n’ai eu à recadrer un élève entreprenant et je parle souvent avec eux, à travers les œuvres et les artistes que nous étudions, de la nudité, du rapport au corps, et même d’homosexualité. Mais lorsque nous sortons dans le quartier, pour surveiller le cross par exemple, des anciens élèves que je n’ai pas eus n’ont pas la même délicatesse. Les menaces sexuelles et les phrases obscènes fusent. Bien sûr, je sors de mes gonds et réagis à ces attaques avilissantes. Je veux montrer aux gamines qu’il ne faut pas se laisser faire, qu’on ne doit pas avoir honte d’être une femme, que porter une jupe (mes tenues sont féminines, ce qui est plutôt rare ici) ne fait pas d’elles des allumeuses, qu’on peut être reconnue pour autre chose que le physique, ce qui est loin d’être évident en cité. D’autres exemples ?
Un élève vient d’être réintégré dans notre collège alors qu’il avait été exclu pour avoir lancé un couteau vers une collègue de français. Je me suis réjouie qu’on ne l’ai pas inscrit par mégarde dans la classe de cette collègue, qui le croise à nouveau tous les jours désormais ! Un collègue de mathématiques a été mordu jusqu’au sang par un élève de sixième, qui a réitéré son geste auprès du principal, lors du conseil de discipline, où la mère accusait le professeur d’avoir poussé à bout son enfant. En conseil de discipline, une autre collègue s’est fait à moitié étrangler par une maman qui lui a craché au visage à plusieurs reprises. Un collègue de français s’est fait casser le pouce parce qu’il ne voulait pas rendre un carnet de correspondance.
Une collègue de mathématiques, pas plus tard que la semaine dernière, s’est fait fermer une porte sur la main, lui écrasant l’index.
Je suis incapable de me souvenir de tous les incidents, je ne suis d’ailleurs au courant que d’une infime partie. Si nous ne parlions, entre collègues, que de nos déboires, ce serait déprimant. En général, nous focalisons sur le positif, nos petits succès et nos projets, mais si un ami veut se confier, il aura toujours une oreille attentive. J’aimerais aussi signaler que la violence est encore plus présente entre les élèves, pour qui « bastons » et règlements de compte sont monnaie courante. Insultes, menaces, coups par derrière, vols avec violences, rackets, ou des jeux aussi stupides et traumatisants que baisser le pantalon et le caleçon devant tout le monde, mimer de force des actes sexuels, faire des vidéos de duels à coups de poings. La récente mode du catch n’est pas pour arranger les choses. L’année dernière, une élève de quatrième a mis dans le coma une autre en lui claquant la tête contre la grille, ce qui a entraîné une émeutes de centaines d’élèves, empêchant les surveillants de venir les séparer, leur lançant des canettes et les poignardant dans le dos avec leur compas ! Suite à ce drame, ayant entraîné le coma de la victime, nous avons fermé l’établissement pour une journée et diffusé la vidéo-surveillance de l’incident aux délégués, pour mettre en évidence les dangers de l’effet de masse.
Comme je vous le disais, il ne se passe pas une journée sans une insulte, un incident, une menace envers mon équipe, et des dizaines entre élèves. Pourtant, j’adore mon travail et je prends très à cœur ma mission.
J’organise en ce moment une exposition à la mairie de quartier et notre nouveau principal a décidé de remettre des distinctions chaque trimestre aux élèves méritants. C’est un bonheur de voir leur mine réjouie quand on leur tend leur diplôme. C’est sur ça que je focalise. Mais je n’oublie pas le reste. Je vous souhaite bon courage pour votre mission, dont l’importance est capitale. Je vous invite à encourager les enseignements de Louise-Michel à témoigner et au-delà les collègues du Nord-Pas-de-Calais, qui sont connus pour leur solidarité.
Perrine Tournant