Sa réclusion volontaire, cinquante années durant, était devenue si légendaire que certains doutaient, parfois, qu'il fût encore vivant, et la rumeur de sa mort avait déjà couru. Pourtant, c'est sans rompre son isolement que J. D. Salinger est mort mercredi à son domicile, à l'âge de 91 ans.
The Great American Novel
Salinger fait partie des auteurs les plus rares : ceux dont le nom est, définitivement, rattaché à un titre et un seul dont la notoriété dépasse de loin celle de son auteur. Et c'est dans ce phénomène éditorial même que se trouve certainement en grande partie la réponse à l'énigme que constitue Salinger, sa disparition et son refus de toute apparition publique pendant cinquante ans. Ce livre est, bien entendu, The Catcher in the Rye — traduit très approximativement L'Attrape-cœurs1 — paru en 1951 et devenu l'un des romans les plus controversés et les plus vendus de la littérature américaine du siècle passé.La recette du succès paraît pourtant simple. Un héros adolescent, Holden Caulfield, renvoyé de son lycée, en rébellion contre le monde qui l'entoure, explore New York pendant trois jours d'escapade, en découvre les possibilités — sexuelles notamment — sans jamais y expérimenter vraiment autre chose que la solitude. Le langage donne au récit tout son allant : un monologue du personnage, sur le mode du courant de conscience, fleuri d'argot, de références à l'alcool et à la sexualité, de vulgarités et provocations diverses. Une accumulation qui valut au roman, dès sa sortie, des critiques négatives, et des tentatives d'interdiction. The Catcher in the Rye a conservé le statut de livre le plus censuré dans les écoles des États-Unis jusqu'aux années 1980, et demeure aujourd'hui encore souvent indisponible dans les bibliothèques publiques. Pourtant sa place dans les esprits américains est indéniable : il y est aussi l'un des plus couramment inscrits aux programmes scolaires. À ce titre, The Catcher in the Rye correspond à un classique ou, plus encore, au concept de Great American Novel (« Grand roman américain »), moins un statut qu'une ambition, celle de saisir l'identité américaine dans une œuvre de fiction, comme dans le Moby-Dick de Melville, Huckleberry Finn de Mark Twain, ou encore The Great Gatsby (Gatsby le Magnifique) de F. Scott Fitzgerald.
La représentation d'un fait social nouveau : l'adolescence
Et, de fait, l'importance de ce petit roman est phénoménale sur la littérature et la culture américaines, et dans le reste de l'Occident, dans toute la seconde moitié du XXe siècle. Non pas, finalement, pour ces thèmes et ce langage en tant que tels, qui s'inscrivent dans une continuité entre, avant lui, F. Scott Fitzgerald ou Faulkner, et, après lui, les peintres de la société américaine que sont Richard Yates, John Updike ou Philip Roth. Mais dans la société américaine de l'après-guerre, Holden Caulfield incarne une nouvelle catégorie sociale, presque une classe : l'adolescence. Si le statut de la jeunesse évolue à partir du XIXe siècle, à travers la constitution du système éducatif, l'adolescence naît, en tant que représentation d'un passage, d'une épreuve même, à partir des travaux de psychologie et de sociologie du début du XXe siècle et désigne dès lors ce flou entre l'enfance et l'âge adulte qui unit la jeunesse, au-delà des milieux sociaux, dans les sociétés occidentales de l'après-guerre2. Dès lors, c'est surtout à partir des années cinquante que fleurissent les illustrations de cette nouvelle réalité.
Et Salinger est le premier, dès ses nouvelles des années 1940 et, bien évidemment, à travers le personnage de Holden Caulfield, à rompre avec la tradition du Bildungsroman (roman de formation) à laquelle on se plaît pourtant à l'associer. Il dépasse ce modèle romantique pour écrire un roman d'adolescence, qui décrit l'inverse d'une formation : la révolte inutile, l'incompréhension face au monde, le sentiment d'aliénation, la solitude. Et pour finir, le malaise initial n'est que renforcé. Loin de l'apaisement de Frédéric Moreau ou de la maturité de David Copperfield, ce qu'exprime jusqu'au bout Holden Caulfield, c'est ce que James Dean incarnera bientôt dans La fureur de vivre, significativement titré, en langue originale, Rebel Without a Cause (« Rebelle sans raison »). Les pérégrinations de Caulfield n'ont pourtant guère inspiré de réécritures, et n'ont pas initié un genre littéraire majeur : les œuvres de S. E. Hinton (The Outsiders) ou de Paul Zindel (The Pigman) sont assez inférieures, et il n'est guère que le Japonais Haruki Murakami (Kafka sur le rivage) pour avoir repris et renouvelé l'exploration de la question dans les années récentes. Depuis 1951, The Catcher in the Rye demeure donc un objet unique d'identification adolescente, un choc sans équivalent pour des générations de jeunes lecteurs, et une référence essentielle sur ce fait social contemporain.Cinquante ans d'absence pour un livre éternel
Hormis The Catcher in the Rye, son unique roman, Salinger était l'auteur de nombreuses nouvelles, majoritairement très courtes (des short stories) et publiées la plupart dans The New Yorker, hormis quelques novellas plus conséquentes. Plusieurs recueils parurent : Nine Stories (1953) ; Franny and Zooey (1961), deux récits complémentaires sur un frère et une soeur ; enfin Raise High the Roof Beam, Carpenters (Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers) et Seymour: An Introduction (Seymour :une introduction), publiées ensemble en 1963.
Mais, déjà retiré dans la petite ville de Cornish (New Hampshire) depuis 1953, Salinger se montra de plus en plus intolérant envers les conséquences de la célébrité, fuyant la presse, cernant son domicile de hautes palissades, se retranchant du monde qui s'offrait à lui, non sans évoquer la pure rébellion sans revendication de Caulfield. Le 19 juin 1965, The New Yorker publiait dans ses pages Hapworth 16, 1924. Aucun écrit de Salinger n'a été depuis publié, et l'auteur n'a jamais autorisé aucune nouvelle parution (ne serait-ce que la compilation de nouvelles inédites ou uniquement parue dans la presse), ni aucune adaptation cinématographique malgré les sollicitations (ce que sa mort pourrait bien changer). Seules vinrent agiter l'actualité, sans remettre en cause l'absence, de très rares déclarations, et quelques affaires liées à la protection de cette vie privée si chèrement défendue, notamment autour de la publication de livres par une ancienne liaison, Joyce Maynard, puis par sa propre fille Margaret.
Autour de cette absence se sont accumulées les interrogations, et se sont construits bien des fantasmes. Car Salinger interroge la place de l'écrivain dans le monde contemporain, personnage public par nature et dont le métier, écrire, n'est pourtant pas forcément compatible avec d'autres formes de publicité, audiovisuelles notamment, et avec le fonctionnement médiatique en général. Le mythe Salinger n'est pas un cas unique, en particulier dans les lettres américaines. Après avoir connu un phénoménal succès avec To Kill a Mockingbird (Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, 1960), Harper Lee n'a plus jamais écrit, jusqu'à aujourd'hui. Deux autres des plus grands auteurs américains vivants, Thomas Pynchon et Cormac McCarthy, refusent toute apparition publique. Une attitude qui évoque d'autres reclus célèbres, à différents niveaux plus ou moins pathologiques (Glenn Gould, Greta Garbo, Howard Hughes) mais peut ressembler, pour l'écrivain de fiction, à une condition plus indispensable de son fonctionnement — plus habituellement solitaire que le musicien Gould, l'actrice Garbo ou l'homme d'affaires Hughes — et même de son travail. Au temps du règne de l'image, de la notoriété brève et poursuivie pour elle seule, l'écrivain, lui, a besoin de l'anonymat du témoin, non de la reconnaissance de l'acteur, et il recherche forcément, d'une façon ou d'une autre, la réclusion de celui qui produit des mots.Enfin, ce qu'interroge l'absence de Salinger, c'est plus largement encore la place de la littérature dans la société contemporaine. Car dans la profusion de parutions littéraires, l'avalanche de nouveautés, l'empilement qui en quelques mois équivaut aisément à des siècles de littérature plus ancienne, notre époque — depuis, disons, 1945 — aura produit bien peu de ce que l'on pourrait qualifier comme « classiques », textes à la fois accessibles à tous, partout, capables de toucher dans toutes les langues, à tous les âges, et dans le même temps durables et — on le devine déjà pour The Catcher in the Rye — aussi immortels que vivra l'écrit. La mort de Salinger n'émeut guère : non seulement ce que l'on a entendu du personnage reclus ne suscite guère la sympathie, mais parce qu'en tant qu'auteur, ce qu'il demeure pour nous, Salinger était déjà mort depuis cinquante ans. Non pas simplement parce qu'il a vécu hors du regard, mais parce qu'il s'est vu éclipsé par ce petit livre qu'il avait produit, et s'est effacé au profit, finalement, de ces fameuses pages. En abandonnant l'écriture même, Salinger est devenu, définitivement, écrivain : l'auteur d'un classique universel. Peu d'auteurs ont su, dans les décennies récentes, se consacrer autant à la littérature que lui, peut-être sans le vouloir, l'a fait par son absence.
Notes :
(1) Le titre original découle d'un poème de l'Écossais Robert Burns, Comin' Through the Rye (« Traverser les seigles ») et de sa lecture fantasmée par le personnage de Holden Caulfield, qui s'imagine veiller sur des enfants courant à travers les seigles au bord d'une falaise, et les retenir lorsqu'ils s'en approchent de trop près.
(2) Voir Patrice Huerre, L’Adolescence n’existe pas : histoire des tribulations d’un artifice, Paris, Odile Jacob, 1997.
Crédits iconographiques : 1. Première édition de The Catcher in the Rye © 1951 Michael Mitchell/Little, Brown & Co. ; 2. © 1955 Time Warner ; 3. © 1961 Robert Vickrey/Time Warner.