Faut-il lutter par la loi contre les « escroqueries sentimentales » (selon Éric Besson) que sont les "mariages gris" ? Le gouvernement doit-il s’immiscer dans les affaires les plus intimes des citoyens ?
C’est un peu ce qu’il ressort de cette nouvelle mission sur la lutte contre les "mariages gris".
Le "mariage gris"
Contrairement au mariage blanc, où les deux époux se marient volontairement sans amour afin de bénéficier d’une manière ou d’une autre de leur statut
d’époux, le "mariage gris" (à l’appellation déjà ancienne et très douteuse puisqu’elle reprend une injure
parfois utilisée pour nommer des personnes d’origine nord-africaine) concerne le mariage où l’un des deux époux est sincère et l’autre manipulateur.
Deux raisons de fond et une raison politique ont incité Éric Besson à faire une telle annonce.
La première raison, c’est que les "mariages gris" qui sont donc avant tout des mariages mixtes, c’est-à-dire, civilement, des mariages entre un
Français (ou une Française) et un étranger, permettent à terme l’acquisition de la nationalité française au conjoint étranger (ou au moins une autorisation de séjour).
La seconde raison, qui est plus sociale que civile, c’est la détresse des conjoints sincères qui ont eu à subir une séparation difficile
(une fois les papiers acquis), avec éventuellement des violences morales ou physiques, des menaces, des pertes financières importantes et des difficultés encore plus grandes en cas de naissance
d’enfants.
Enfin, une raison politique, pour ne pas dire politicienne, s’agglutine à ces faits, celle de vouloir faire des effets d’annonce à but publicitaire
sur le sujet chaud de l’immigration, deux semaines après avoir lancé le débat sur l’identité nationale.
Un essai d’état des lieux ?
Si on ne tient pas compte des critiques acerbes qui ciblent la personne d’Éric Besson et qui donnent lieu à des plaisanteries plus ou moins douteuses
(comme la chronique de Stéphane Guillon le 25 novembre 2009 sur France Inter où il fait le remake de
l’arroseur arrosé, ou encore cette caricature sur son remariage), on pourrait
regarder cette annonce avec une complaisance lucide.
D’autant plus lucide que depuis plusieurs années, des témoignages très poignants, souvent de femmes (de nationalité française d’origine maghrébine)
fleurissent sur Internet et dans les autres médias. Chagrin d’amour, tristesse, sensation difficile à
assumer de s’être fait tromper par trop de naïveté, beaucoup d’éléments passionnels qui engendrent la compassion et l’empathie.
Mais au fait, combien y a-t-il de "mariages gris" chaque année en France ? Évidemment, c’est comme les statistiques de l’immigration
clandestine, s’ils sont clandestins, les immigrés ne peuvent être décomptés exactement.
Les seules données dont on peut disposer concernent les
annulations de mariage pour fraude.
Notons qu’une annulation de mariage n’a rien à voir avec un divorce : il est réputé n’ayant jamais eu lieu, si bien qu’une autorisation de
séjour acquise par un mariage annulé pourrait être remise en cause, ce qui ne pourrait jamais être le cas dans un divorce. Cette remise en cause ne pourrait avoir lieu dans le cas d’enfants
reconnus par l’ex-conjoint étranger, puisque dans ce cas-là, il peut jouir d’autres dispositions.
En 2008, par exemple, sur les 273 500 mariages célébrés en France, 84 000 étaient des mariages mixtes, c’est-à-dire (je précise de
nouveau), de conjoints dont l’un est français et l’autre est étranger, soit un peu plus de 30%.
Remarquons par ailleurs qu’il est très difficile aux couples mixtes, du fait des lois actuelles sur l’immigration, de vivre sans se marier, le
conjoint étranger perdant beaucoup de temps à renouveler sa carte de séjour : sa naturalisation, malgré lui, devient une nécessité familiale.
Ces mariages mixtes sont la première cause migratoire régulière vers la France (on comprend mieux la préoccupation d’Éric Besson) puisqu’ils
engendrent la moitié des autorisations de séjour long délivrées.
Selon Marie-Annick Delaunay (auteur de "L’immigration par escroquerie sentimentale", éd. Tatamis), ces mariages mixtes ont été multipliés par huit entre 1997 et 2005 grâce à la loi n°98-349 du 11 mai 1998 relative à l’entrée, au séjour des étrangers en France et au droit d’asile
(votée par la majorité socialiste).
Concernant les mariages mixtes annulés (80% des mariages annulés sont mixtes), il faut reprendre les statistiques de l’année 2004 (plus ancienne),
citées par Nicolas Ferran, coordinateur du "collectif des Amoureux au ban public" dans une interview
donnée au "Journal du Dimanche" le 19 novembre 2009 : Sur 88 123 mariages mixtes, 737 ont été annulés, dont seulement 395 pour leur caractère frauduleux. Cette fraude peut être un
"mariage gris" mais aussi un mariage blanc (les deux époux manipulant les lois de la République à des fins intéressées). Soit moins de 0,45% des mariages mixtes, c’est-à-dire une
ultra-minorité.
Actuellement dans le droit français
Quelques centaines de cas chaque année peuvent évidemment remplir les colonnes de journaux de témoignages aussi émouvants que scandaleux.
La loi n°2003-1119 du 26 novembre 2003 relative
à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité a introduit un délit de mariage de complaisance, puni de cinq ans de prison de quinze mille euros
d’amende.
Une disposition que des juristes avaient à l’époque déjà contestée [voir l’article "La loi sur la maîtrise de l’immigration : analyse critique"
par Danièle Lochak, "Regards sur l’actualité" (La Documentation française), n°299, mars 2004, pp 22-23] car un mariage de complaisance (donc frauduleux) pouvait déjà encourir l’annulation et donc
remettre en cause l’autorisation de séjour du conjoint étranger. Un délit qui ne remet pas non plus en cause le principe de mariage blanc pour d’autres raisons que migratoires (par exemple, pour
obtenir une mutation dans la fonction publique).
Quatre-vingt-quatre députés de la majorité (dont Claude Greff chargée par Éric Besson d’une mission à ce sujet) ont déposé le 27 novembre 2009 au
bureau de l’Assemblée Nationale une proposition de loi visant à renforcer la lutte contre les mariages de complaisance (proposition n°2122 de Marc Le Fur) qui ressemble plus à un texte protégeant les maires qu’à une disposition vraiment nouvelle concernant les "mariages gris".
Faut-il alors légiférer ?
En fait, le grand problème de ces "mariages gris", c’est que l’un des époux est sincère et l’autre, a priori, ne le serait pas. Mais il est bien
difficile de déterminer la frontière de la sincérité d’un amour. La plupart des couples "sincèrement amoureux" auraient bien du mal à définir leur amour, leur raison de s’aimer, la nature de leur
sincérité.
En voulant lutter contre les "mariages gris", on risquerait avant tout de stigmatiser tous les mariages mixtes qui, pour la grande majorité des cas
(plus de 99,5%), sont des mariages dont la sincérité ne peut pas être mise en doute. Avec un objectif implicite, celui de diminuer cette principale filière du flux migratoire.
Les dommages collatéraux, c’est qu’il serait bien difficile, même pour les mariages entre deux Français, de définir la sincérité du sentiment
amoureux. Faudrait-t-il un jour remettre en cause un mariage parce qu’il aurait été un mariage "intéressé" (comme c’était le cas fréquemment il y a encore quelques générations) ? Faudrait-il
imaginer, comme l’a fait l’humoriste Stéphane Guillon dans sa chronique déjà citée, du chantage
affectif au sein du ménage pour éviter l’annulation du mariage ?
Le divorce pour le droit à l’erreur
Heureusement, la décision d’annulation de mariage pour mensonge
à propos de la virginité de l’épouse a été elle-même annulée quelques mois plus tard (voir cette affaire de 2008
ici).
Les époux peuvent se tromper. Un époux peut se tromper. Un époux peut tromper l’autre. Un époux peut être la victime sentimentale de ses élans du
cœur vers un être plus manipulateur qu’amant. Un époux peut être naïf. Un époux peut utiliser la naïveté de l’autre. C’est triste. C’est la règle des relations amoureuses et même, plus
généralement, des relations humaines.
Pour répondre à ces errements, le divorce existe. Il permet de mettre fin à une situation au départ imaginée positivement mais devenue de plus en
plus insupportable.
La loi ne peut soupçonner a priori que les mariages en général (et a fortiori les mariages mixtes) ne soient pas sincères. Le mariage est un
engagement individuel qui a une grande portée dans l’intimité des êtres. Le divorce et la possibilité de remariage sont des éléments modérateurs en cas d’erreur personnelle.
Entre vie privée et vie publique
L’État ne doit pas s’ingérer dans cette affaire. Les dispositifs de la loi du 26 novembre 2003 sont déjà suffisamment lourds pour donner des outils
répressifs adaptés aux mariages de complaisance, qu’ils soient "gris" ou blancs.
Ne laissons pas législateur entrer jusque dans le lit des citoyens.
Préservons la part d’intimité du mystère amoureux.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (29 janvier 2010)
Pour aller plus loin :
Annonce d’Éric Besson sur le "mariage gris".
Remous après l’annonce d’Éric Besson sur le "mariage
gris".
Stéphane Guillon et le "mariage gris" (25 novembre
2009).
Recueils de témoignages sur Internet.
Proposition de loi n°2122 contre les "mariages gris" (27
novembre 2009).
Pénalisation et dépénalisation de 1970 à
2005 (par Gatien-Hugo Riposseau).
Vers la possibilité de mariages posthumes ?
Mariage annulé pour mensonge sur la virginité.
Réception d’Éric Besson des victimes de "mariages
gris".
(Illustrations : blog de Skyrock sur les "mariages gris" et Ministère de l’Immigration).

http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/ciel-gris-sur-les-mariages-69007
http://www.lepost.fr/article/2010/01/29/1913025_ciel-gris-sur-les-mariages.html
http://rakotoarison.lesdemocrates.fr/article-126
http://www.centpapiers.com/ciel-gris-sur-les-mariages/11427/