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Illustration d’une bizarreté : succès des mangas et traductrice trop peu payée

Publié le 30 janvier 2010 par Tradonline

Le témoignage d'une traductrice de Mangas : professionnelle, spécialisée, passionnée….et pourtant peu payée et valorisée…sur un marché pourtant très soutenu depuis 10 ans…et qui a travaillé pour le numéro deux du secteur en France !

Il n'y a pas que les producteurs de lait qui illustrent certaines "bizzaroïdetés" d'une chaine de valeur qui ne répartit pas comme il faut les profits (et risques associés, bien sur). Pour se rafraichir la mémoire même si ces chiffres sont aujourd'hui largement connus et diffusés :

  • Prix d'un litre de lait demi-écrémé en grande surface : entre 0,70€ et 1€
  • Prix d'achat de la coopérative : entre 0.21 et 0.23 € le litre…(avec parfois un prix qui n'est fixé que quelques semaines après la livraison…
  • Prix de revient du litre chez le producteur : 0.28 € le litre…

Je vous laisse en tirer vos propres conclusions…

Petit parallèle maintenant :

Le marché des mangas a explosé en France depuis quelques années.

Le magazine LSA donnait quelques chiffres en septembre dernier :

"Le manga « shônen » le plus vendu en France, Naruto, de Masashi Kishimoto (Kana, groupe Média Participations), a été écoulé à 260 000 exemplaires à sa sortie en 2002. En 2008, 1,2 million d'albums ont été vendus. Autre grosse production, le « shônen » One Peace, une histoire de pirates chez Glénat, a atteint 900 000 exemplaires. La série, toujours en cours, devrait représenter la plus grande saga de tous les temps – une centaine de volumes prévus.

Le lectorat féminin n'est pas en reste avec, chez Delcourt, les succès des « shôjo » Fruits Basket (1,5 million d'exemplaires vendus en France) ou Nana (1 million d'albums écoulés pour cette série qui se poursuit). Quant au « cultissime » Dragon Ball, d'Akira Toriyama (Glénat), qui a fait l'objet de 6 éditions en livres et 4 éditions en presse, il fait toujours recette. « Les bombes d'hier restent les bombes d'aujourd'hui, se réjouit Stéphane Ferrand. Une série comme Dragon Ball ne vieillit pas, car elle se passe dans un monde imaginaire sans marqueur temporel ou spatial."

Je rappelle aussi le bilan 2009 publié par l'ACBD : la bande dessinée asiatique représente, désormais, plus d'1/4 du chiffre d'affaires du secteur (en France) et 39,7% de la production du 9e art due à 41 éditeurs différents (au lieu de 36 en 2008). ….

Il n'y a que 9 éditeurs qui tiennent, à eux seuls, l'essentiel de l'économie des mangas traduits en français : Kana en tête avec 30% des exemplaires du secteur vendus en 2008, 136 volumes publiés en 2009 et une reconnaissance critique de son catalogue (le Prix Asie-ACBD a été décerné, cette année, à Undercurrent de Tetsuya Toyoda, pendant le festival Japan Expo). Le 2e est Glénat Mangas (23,9% en exemplaires vendus et 148 volumes parus) suivi, assez loin derrière, par Delcourt (96 volumes via Akata et 155 volumes par sa filiale Tonkam) avec 11,9% et par Pika (10,9% et 188 volumes) ; ensuite, le secteur est détenu, dans une moindre mesure, par Kurokawa (7,1% et 76 volumes), Panini Manga (4,7% et 117 albums), Soleil Mangas (103 volumes) et Ki-oon (54 albums).

[pour bénéficier d'une étude en profondeur, allez parcourir le blog de Xavier Guilbert (bravo !) et lisez les billets intitulés Numérologie, 2009 et 2010].

Vous avez donc maintenant une vision un peu plus précise du contexte. Je vous invite maintenant à lire le court mais net témoignage de Flora Huynh, ancienne traductrice de manga chez Glénat, sur le site de Sud Ouest. Je le reproduis ici :

Pendant quatorze ans, les bulles verticales et la lecture à l'envers ont été sa tasse de thé. Pas facile cependant d'en faire un boulot qui permette de vivre à l'abri du besoin.

« Si on veut gagner notre vie, explique la jeune femme, il faut traduire à un rythme très soutenu, et même comme ça, ce n'est quand même pas très bien payé. »

Un peu refroidie

Flora a commencé la traduction par passion, pour le japonais d'abord, puis pour la BD qu'elle affectionne. Après de longues années, quelques mauvaises expériences et la lassitude l'ont fait cesser cette activité. Aujourd'hui, elle se lance elle-même dans l'écriture de scénario de bande dessinée.

« J'ai été un peu refroidie par le regard que les éditeurs posent sur les traducteurs. Nous ne sommes pas considérés comme des auteurs à part entière. Quand je me suis offusquée d'un changement dans une de mes traductions, on m'a fait clairement comprendre que je n'avais rien à dire. À partir de là, je me suis dit qu'il était temps de faire autre chose. Et je voulais écrire mes propres histoires aussi. »

Sa première traduction l'a marquée. « C'était un manga pour les jeunes garçons avec une thématique d'arts martiaux. Au départ, ça ne me bottait pas trop, mais après je me suis donnée à fond et ça m'a beaucoup amusé ! »

Un regret ? « Une série a débuté chez Glénat pendant le creux qu'a vécu le manga. C'était leur première série qui pouvait trouver son public chez les adultes. Elle s'appelait " Fleur de pierre " de Isashi Sakaguchi. Elle s'est arrêtée très vite. »

Flora ne regrette pas ses années de traductrice de manga mais reste lucide « on en survit, mais on n'en vit pas ».

A la lecture des chiffres relatifs au secteur des mangas en France et du témoignage de Flora Huynh, vous comprenez maintenant le parallèle avec la filière du lait en France ?

Quel dérèglement est encore intervenu ici pour qu'une traductrice spécialisée, " une fonction de production, au sens noble du terme (valeur ajoutée) et un maillon essentiel de la filière" fasse un tel constat ?

Qu'est ce qui fait qu'il reste aujourd'hui tant de personnes, managers, responsables achats et décideurs qui refusent de comprendre que le "gagnant / gagnant", dans toutes ses composantes (salariales, mais aussi bien sûr, la reconnaissance, la valorisation, le bien-être et la sérénité) est LA clé. Aucun exutoire (1) !

(1) : sauf dans une logique de "one shot", de rotations de collaborateurs par épuisement successif, etc. Mais je préfère me situer en dehors d'un cadre si décevant.


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