… et “La politique de civilisation”
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[Il faut distinguer culture et civilisation. La culture est l’ensemble des croyances, des valeurs propres à une communauté particulière. La civilisation, c’est ce qui peut être transmis d’une communauté à une autre : les techniques, les savoirs, la science, etc.
Par exemple la civilisation occidentale, qui s’est du reste mondialisée, est une civilisation qui se définit par l’ensemble des développements de la science, de la technique, de l’économie. Et c’est cette civilisation, qui aujourd’hui apporte beaucoup plus d’effets négatifs que d’effets positifs, qui nécessite une réforme, donc une politique de civilisation.
Si je dis qu’il faut réformer la civilisation, cela fait plutôt le jeu de ceux qui voudraient changer les choses, et pas des conservateurs.
J’ai même développé dans des écrits l’idée d’une politique de l’humanité qui serait une politique de symbiose des civilisations, c’est-à-dire où entrerait le meilleur de chaque civilisation.
L’individualisme, qui est une chose positive sur le plan de l’autonomie et de la responsabilité personnelle, s’est développé en provoquant le dépérissement des solidarités. Ce sont tous ces phénomènes de dégradation qui sont les aspects négatifs, liés au fait que ce qui domine, c’est la quantité, le “plus”, au détriment du mieux.
Je pense que jusqu’à présent, ce qu’ont fait les divers gouvernements est très insuffisant par rapport à ces deux aspects. Par exemple, la revitalisation des campagnes suscite le fait de rendre vie d’abord au village, de faire régresser l’agriculture industrialisée et l’élevage industrialisé qui polluent les aliments et les nappes phréatiques au profit d’une agriculture fermière de petites et moyennes exploitations, de développer au maximum l’agriculture biologique.
Sur le plan des villes, on est aussi très loin de les humaniser. Il y a le problème terrifiant de la vie dans les banlieues qui tendent à devenir des ghettos. C’est à la fois le problème de ceux qui vivent dans les villes géantes, hyper-encombrées, toxiques, dans un climat si malsain que les maladies psychosomatiques se multiplient, l’usage des drogues, des somnifères, se multiplie. Donc je pense que jusqu’à présent, ces deux problèmes n’ont pas été abordés avec la puissance suffisante.
Une politique de civilisation est une politique qui devrait restaurer les solidarités et les responsabilités, et qui par là-même aurait un aspect moral. On ne peut pas l’écarter. Ce qui est dangereux, c’est quand on pense à la vertu, et à la formule de Robespierre qui disait qu’il fallait unir la vertu à la terreur.
Je pense qu’une politique de civilisation ne doit pas être hypnotisée par la croissance. Il faut abandonner la recherche du toujours plus pour une recherche du toujours mieux. La croissance est un terme purement quantitatif. Il faut savoir quels sont les secteurs où il doit y avoir croissance, et ceux, au contraire, où il doit y avoir décroissance.
En ce qui concerne la civilisation européenne, ce sont les idées de démocratie, de droits de l’homme et de la femme. En ce qui concerne la Chine, c’est une civilisation fondée sur le taoïsme, sur une conception de la vie et de la nature très riche et une idée de sagesse. Je crois que dans les petites civilisations d’Indiens d’Amérique du Nord ou d’Amazonie, il y a des arts de vivre, des savoirs, des connaissances qu’il ne faut pas mépriser, mais pouvoir adopter. Je dirais que toute culture a ses vertus, ses superstitions, ses erreurs, et je pense que ce sont surtout les vertus des différentes cultures qui devraient se rencontrer.
On voit très bien ici, chez nous, qu’il y a l’aspiration à un art de vivre qui fait que l’on cherche aussi bien dans le bouddhisme zen, dans le bouddhisme tibétain du dalaï-lama, des réponses à son aspiration à vivre autrement.
Je pense que l’Occident en général et l’Europe ont développé surtout le côté matériel et technique de la civilisation, et ont sous-développé tout ce qui concerne l’âme, l’esprit, la relation avec soi-même et avec autrui. Et je pense que là-dessus, on peut puiser dans ce qu’apportent beaucoup d’autres civilisations.
C’est le grand problème aujourd’hui : éviterons-nous une guerre de religions ou de civilisations ?]
Edgar Morin
C’est très proche du discours d’Europe-Écologie dont j’entendais hier soir sur C/Politique Cohn Bendit faire état assez brillamment. Les commentaires ne manqueront sans doute pas pour stigmatiser la “décroissance”, mais on voit s’affirmer cette variante interessante d’une croissance maîtrisée, c’est à dire encouragée ici et déniée là : la préférence qualitative à la quantitative. Ce concept pourrait bien avoir de beaux jours devant lui, car il n’est pas économiquement stupide.