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Haiti ou la santé du malheur A 4 heures 53 minutes, le ...

Publié le 03 février 2010 par 509
Haiti ou la santé du malheur
Haiti ou la santé du malheur


A 4 heures 53 minutes, le ...A 4 heures 53 minutes, le mardi 12 janvier 2010, Haïti a basculé dans l'horreur. Le séisme a duré une minute trente secondes. Debout dans l'embrasure d'une porte, pendant que les murs semblent vouloir céder tout autour, le sol se dérober sous vos pieds, une minute trente secondes c'est long, très long. Dans les secondes
qui ont suivi, la clameur grosse de milliers
de hurlements d'effroi, de cris de
douleur, est montée comme d'un seul
ventre des bidonvilles alentour, des immeubles plus cossus autour de la place
et est venue me saisir à la gorge jusqu'à
m'asphyxier. Et puis j'ai ouvert le portail
de la maison. Sur le commencement
de l'horreur. Là, déjà, au bout de ma
rue. Des corps jonchés au sol, des visages
empoussiérés, des murs démolis.
Avec cette certitude que plus loin, plus
bas dans la ville, ce serait terrifiant.
Nous avons tout de suite porté secours
aux victimes mais nous ne pouvions pas
ne pas pleurer.
Et dans ce crépuscule tropical toujours
si prompt à se faire dévorer par la nuit,
je n'ai pas pu m'empêcher de poser
cette question qui me taraude depuis :
pourquoi nous les Haïtiens ? Encore
nous, toujours nous? Comme si nous
étions au monde pour mesurer les limites
humaines, celles face à la pauvreté,
face à la souffrance, et tenir par une extraordinaire capacité à résister et à retourner les épreuves en énergie vitale,
en créativité lumineuse. J'ai trouvé mes
premières réponses dans la ferveur des
chants qui n'ont pas manqué de se lever
dans la nuit. Comme si ces voix qui
montaient, tournaient résolument le dos au malheur, au désespoir. J'ai parcouru le lendemain matin une ville chaotique, jonchée de cadavres, certains déjà recouverts d'un drap blanc ou d'un simple carton, des corps d'enfants, de jeunes, empilés devant des écoles, des mouches dansant déjà autour de certains autres, des blessés, des vieillards hagards, des
bâtiments et des maisonnettes détruits. Il ne manquerait que les trompettes de l'Ange de l'Apocalypse pour annoncer la fin du monde si le courage, la solidarité et l'immense patience des uns et des autres
n'étaient venus nous rattacher au plus
tenu de l'essentiel...
Une longueur d'avance
A ce principe d'humanité, de solidarité
qui ne devrait jamais faire naufrage et
que les pauvres connaissent si bien.
Pour dire la puissance de la vie. Ces vivants
si farouchement vivants dans une ville morte. Patients jusqu'à l'extrême limite. Les quelques inévitables pillards systématiquement relayés par la presse
internationale ne font pas le poids face
à tant de vie et de dignité revendiquées.
Et je tirai ma leçon en pensant à un mot
de Camus envoyé par un ami écrivain:
«Nous avons maintenant la familiarité du
pire. Cela nous aide à lutter encore.» Cet
acharnement m'a semblé non point le
fait d'une quelconque fatalité (laissons
cela à ceux qui voudraient encore par
paresse ou dérobade évoquer le cliché
d'une Haïti maudite) mais celui d'une
suite de hasards qui nous ont propulsés
au coeur de tous les enjeux du monde
moderne. Pour de nouvelles leçons
d'humanité. Encore et encore...
Hasard géologique qui nous a fixés sur
la faille dantesque des séismes, hasard
géographique qui nous a placés sur la
route des cyclones en nous sommant,
en sommant le monde de repenser à
chacune de ces catastrophes, les causes
profondes de la pauvreté. Hasard historique
qui nous a amenés à réaliser l'impensable au début du XIXe siècle, une
révolution pour sortir du joug de l'esclavage
et du système colonial. Notre
révolution est venue indiquer aux deux
autres qui l'avaient précédée l'américaine
et la française, leurs contradictions
et leurs limites, qui sont celles de
cette modernité dont elles ont dessiné
les contours, la difficulté à humaniser
le Noir et à faire de leurs terres des territoires à part entière. A la démesure du
système qui nous oppressait nous avons
répondu par la démesure d'une révolution.
Pour exister. Exister, entre autres,
au prix d'une dette à payer à la France,
au prix d'une mise au ban des nations.
Ce qui ne nous a pas soustraits du devoir
de solidarité agissante envers tous ceux
qui, comme Bolivar en Amérique latine
ou ailleurs, au début de ce XIXe siècle,
luttaient pour leur liberté. Et puisque
nous avons ouvert la terre d'Haïti à tous
ceux-là, nous avons une longueur
d'avance dans ce savoir-là. Savoir qui
se révèle d'une brûlante actualité dans
ce moment où, à travers la catastrophe
qui frappe Haïti, devrait se jouer la réciproque et pourquoi pas la redéfinition
sinon la refondation des principes de la
solidarité à l'échelle mondiale.
La Révolution américaine et la Révolution
française, contrairement à la nôtre,
ont, elles, su faire avancer la question de
la citoyenneté. Nous n'avons pas su user
de la constance et de la mesure qu'exigeait
la construction de la citoyenneté
qui aurait dû mettre les hommes et les
femmes de cette terre à l'abri de conditions
infra-humaines de vie. Parce que
la démesure a ses limites, la glorification
stérile du passé comme refuge aussi.
Qu'on se souvienne de Césaire qui fait
dire à l'épouse du roi Christophe, dans
la tragédie du même nom, de prendre
garde que l'on ne juge les malheurs des
fils à la démesure du père.
Sur un pied d'égalité
En dépit de ces limites-là, en dépit de
sa pauvreté, de ses vicissitudes politiques,
de son exiguïté, Haïti n'est pas une périphérie. Son histoire fait d'elle un centre. Je l'ai toujours vécu comme
tel. Comme une métaphore de tous les
défis auxquels l'humanité doit faire face
aujourd'hui et pour lesquels cette modernité
n'a pas tenu ses promesses. Son histoire fait qu'elle dialogue sur un pied d'égalité avec le reste du monde. Qu'elle oblige encore aujourd'hui à la faveur de cette catastrophe à poser les questions essentielles des rapports Nord-Sud, celles aussi fondamentales des rapports Sud-Sud, et à ne pas esquiver les questions et les urgences de fond. Qu'elle somme aussi plus que jamais ses élites dirigeantes à changer radicalement de paradigme de gouvernance. Tous les symboles déjà faibles de l'Etat se sont effondrés, la population est aux abois et la ville dévastée. De cette Tabula rasa devra naître un Etat enfin réconcilié (même partiellement) avec sa population.
Mais Haïti donne une autre mesure tout
essentielle du monde, celle de la créativité.
Parce que nous avons aussi forgé
notre résistance au pire dans la
constante métamorphose de la douleur
en créativité lumineuse. Dans ce que
René Char appelle «la santé du malheur
». Je n'ai aucun doute que nous,
écrivains, continuerons à donner
au monde une saveur particulière.
Port-au-Prince, Haïti, dimanche 17 janvier 2010
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