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Où est la Passion ?

Publié le 05 février 2010 par Joachim
Je m’en voudrais presque de gâcher l’admiration réciproque que se vouent Manoel de Oliveira et Abbas Kiarostami. Mais quand le premier dit de Shirin du second que c’est « beau comme la Jeanne d’Arc de Dreyer, d’ailleurs c’est un film construit sur le même principe, où toute l’émotion se joue sur les visages », j’ai assez envie de le contredire avec gêne et culot et d’affirmer que la Passion du moment, je la vois plutôt du côté de Ne change rien de Pedro Costa. Bon, bien sûr, il ne s’agit pas de le mettre au même niveau que Dreyer, d’autant plus que ce titre apparaît sans doute moins essentiel, moins politique, plus volatil, plus mondain que les précédents. Il n’empêche, il engage, avec Shirin un échange (si ce n’est un duel) qui poursuit, sur un versant plus sensoriel, les approches théoriques énoncées par le Kiarostami.

Le miroir (Shirin) contre la chambre d’écho (Ne change rien)

Shirin utilise l’écran comme miroir de la salle de cinéma (et sur l'intégralité d'un long-métrage , ce qui en ferait a priori un geste ne faisant aucune concession au public). En filmant la succession d’une centaine de visages regardant (ou plutôt écoutant) un récit d’amour impossible (comparable à Roméo et Juliette), Kiarostami semble regarder au microscope le flux des émotions qui voguent dans l’air d’une salle obscure. Un film n’est finalement qu’un échange entre des images projetées sur un écran et la tête du spectateur, et Shirin se propose de filmer carrément cet échange.Seulement, la frontalité même de ce geste l’empêche quelque peu de dépasser son énoncé et de passer à travers ce fameux miroir. Somme toute, il paraît manquer là une troisième dimension, un regard de biais, une autre épaisseur qui paraît manifeste dans le dernier Costa.

Où est la Passion ?

On sait que le cinéma de Pedro Costa donne toujours une incroyable ampleur à des espaces clos : chambre de Vanda, « piaule de montage » des Straub, ou ici studio d’enregistrement et de répétition. Lieux sans échappatoire transformés en laboratoires d’alchimiste où se cristallise une chimie humaine et créatrice. Davantage qu’une « fenêtre sur le monde », les films de Costa apparaissent comme des emboîtements : la boîte noire de la salle de cinéma s’ouvre sur un autre espace forclos. La densité des noirs de l’image et les limites du cadre généralement imprécises soudent cette imbrication. Au-delà du stade du miroir, la salle de cinéma devient alors chambre d’écho, un espace immersif où l’image ramenée à une lueur fragile mais persistante est épaulée par la puissance du son, musique en train de se chercher, matière encore intermédiaire, perpétuellement remise sur le métier, rejouant par là même le cheminement de l’idée à la matière puis à la forme énoncé par Straub:



(Et puis tiens le bougre semble aussi annoncer Ne change rienLa liberté du musicien, elle vient quand il domine parfaitement sa mécanique »).

Car c’est aussi sur le plan du son que se joue le match Shirin / Ne change rien. Dans Shirin, la bande son prend en charge le film regardé par les spectatrices, que nous ne voyons pas, mais que nous sommes censés imaginer, tant par ce que nous percevons du récit que par les réactions de l’audience filmée. Mais ce travail d’imagination est paradoxalement amenuisé par les réactions très tautologiques des spectatrices (des larmes aux moments d’émotion, des sursauts aux moments de stupeur) et qui paraissent finalement faire rimer Pavlov et Koulechov. Tout au contraire (et quoi qu’on pense de la musique de Burger et Balibar), la substance sonore de Costa porte en elle une indécision, qui donne plus de danger à un film en quête de son propre chemin.

En somme, Shirin reste collé à la littéralité de son propre dispositif quand Ne change rien largue les amarres, prend plaisir à tâtonner dans le noir. Avec sa suite d’effleurements de visages apaisés, Shirin sait constamment où et quand il en est tandis que Ne change rien, s’il scrute aussi les visages avec attention, ne prend pas cette observation comme une fin mais comme un moyen. Dans la nuit de la répétition, le visage est la première lumière à laquelle se raccrocher. « On y croit ! » dit Burger en précisant qu’il s’agit là de « l’expression des indés » quand Balibar surenchérit « au cinéma, c’est amusez-vous ! ». De fait, ils ne paraissent pas tellement s’amuser mais tout le monde finit par y croire. Et les mots des chansons (« you’re torturing me » ; « je me mutile, c’est bien utile ») de résonner avec d’autant plus de vigueur pour construire cette Passion de Jeanne B, passion au sens propre : souffrir avec.



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