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C’est une lettre… Une longue lettre ! Celle qu’écrit Naok...

Publié le 05 février 2010 par Perce-Neige
C’est une lettre… Une longue lettre ! Celle qu’écrit Naok...

C’est une lettre… Une longue lettre ! Celle qu’écrit Naoka au narrateur de « la ballade de l’impossible ». Et cette lettre est au cœur d’un roman proprement magnifique d’Haruki Murakami. De retour à Paris, sacs et valise encore en vrac sur le lit, des dossiers en veux-tu en voilà, je me précipite, ventre à terre, pour partager ce bonheur. A celles, ou ceux, - s’il y en a ? - qui douteraient encore du pouvoir de la littérature (…), il suffit juste de glisser le nom de Murakami, j’en suis désormais convaincu, je vous assure… « Cela fait près de quatre mois que je suis ici. Pendant ces quatre mois, j'ai beaucoup pensé à toi. Et plus je réfléchissais, plus je me disais que je n'avais peut-être pas été juste à ton égard. Je crois que j'aurais dû agir avec beaucoup plus d'honnêteté, comme un être humain correct. Mais cette façon de penser n'est sans doute pas très juste. Car, premièrement, les filles de mon âge n'utilisent pas le mot « honnêteté ». Les jeunes filles ordinaires n'ont que faire de « l'honnêteté». Elles se sentent beaucoup plus concernées par la beauté ou le bonheur. «L'honnêteté» est avant tout un mot masculin. Mais, en ce moment, j'ai l'impression que ce mot, justement, me convient parfaitement. La beauté et le bonheur sont pour moi des mots tellement ennuyeux et compliqués que j'ai fini par me raccrocher à d'autres critères. L'honnêteté, la franchise ou l'universel, par exemple. Mais, quoi qu'il en soit, je crois que je n'ai pas été juste envers toi. Et il me semble que j'ai dû t'entraîner et te blesser. Mais moi aussi j'ai divagué, moi aussi je me suis blessé moi-même. Je n'essaie pas de me trouver des excuses ou de me justifier, c'est la réalité. Si je t'ai blessé, c'est que ta blessure est aussi la mienne. Alors, ne m'en veux pas. Je suis un être inachevé. Bien plus que tu ne le crois. C'est justement pour cela que je ne veux pas que tu m'en veuilles. Si tu me détestes, je vais me retrouver en morceaux. Je ne peux pas, comme toi, me réfugier dans ma carapace. Je ne sais pas comment tu es en réalité, mais c'est comme cela que je te vois. Alors, de temps en temps, je t'envie tellement que c'est peut-être à cause de cela que je t'ai entraîné plus loin que nécessaire. Cette manière de voir les choses est sans doute trop analytique, tu ne crois pas? Cela ne veut pas dire que mon traitement soit trop basé Sur l'analyse. Mais quand on est ainsi comme moi, plusieurs mois, soumis à un tel traitement, on finit, bien contre son gré, par tout analyser. On pense alors que c'est à cause de telle chose que cela s'est passé ainsi, ou que cela a telle signification ou que c'est ainsi à cause de cela. Je ne sais pas très bien si cette analyse essaie de simplifier le monde ou de le mettre en pièces. Quoi qu'il en soit, je sens moi-même que je suis mieux qu'il y a un certain temps, et les gens qui sont autour de moi le reconnaissent. Cela fait bien longtemps que je n'avais pas écrit une lettre aussi calmement. J'ai fait un très gros effort pour écrire celle que je t'ai envoyée en juillet (à vrai dire, je ne me souviens plus du tout de ce que je t'ai écrit alors. C'était sans doute épouvantable ?) mais, cette fois-ci, j'écris très tranquillement. De l'air pur, un univers paisible coupé du monde extérieur, une vie bien réglée, de l'exercice tous les jours, j'avais sans doute besoin de toutes ces choses. C'est bien de pouvoir écrire une lettre à quelqu'un. C'est vraiment épatant d'avoir envie de dire ce que l'on pense à quelqu'un, de s'asseoir à son bureau, de prendre la plume et de pouvoir écrire ainsi. Bien sûr, en écrivant, je n'arrive à exprimer qu'une partie de ce que je veux dire, mais cela ne me gêne pas. Pour l'instant, le seul fait d'avoir envie d'écrire quelque chose à quelqu'un me rend heureuse. C'est ainsi que je t'écris. Il est sept heures et demie du soir, j'ai déjà dîné, et je viens de sortir du bain. Tout est calme autour de moi, il fait noir dehors. Je ne vois aucune lumière. D'habitude les étoiles sont magnifiques, mais aujourd'hui, elles sont invisibles à cause des nuages. Les gens d'ici connaissent bien les étoiles et me disent où se trouvent la Vierge ou le Sagittaire. Sans doute s'y sont-ils intéressés bien malgré eux, car, une fois la nuit tombée, il n'y a rien d'autre à faire par ici. Et pour la même raison, ils connaissent très bien les oiseaux, les fleurs et les insectes. Quand je parle avec eux, je comprends à quel point je suis ignorante, et c'est un sentiment très agréable. En tout, nous sommes à peu près soixante-dix à vivre ici. En plus, il y a une équipe (médecins, infirmières, personnel administratif et autres) d'un peu plus de vingt personnes. Comme l'endroit est très vaste, on n'a pas l'impression d'être nombreux. Bien au contraire, on peut même dire que c'est mort. C'est immense, c'est envahi par la nature, et les gens vivent tous paisiblement. C'est tellement calme que de temps en temps on a l'impression de ne pas vivre dans un monde véritable. Mais bien sûr, ce n'est pas vrai. Nous pouvons réagir de cette façon parce que nous vivons ici sur la base d'une certaine supposition préalable. Je fais du tennis et du basket-ball. L'équipe de basket est composée de patients (je n'aime pas ce mot, mais on n'y peut rien, n'est-ce pas ?) et de membres du personnel. Mais quand je suis prise par le jeu, je finis par ne plus faire de différence entre les deux. C'est curieux, n'est-ce pas? C'est bizarre mais, quand je regarde les autres alors que nous jouons, ils me semblent tous aussi tordus les uns que les autres. J'en ai parlé un jour au médecin qui s'occupe de moi, et il m'a dit que, dans un certain sens, ce que je ressentais était vrai. Il m'a expliqué que si nous étions là, ce n'était pas pour corriger cette torsion, mais pour nous y habituer. Et que l'un de nos problèmes était que nous étions incapables d'accepter cette torsion. Il paraît que de la même façon que chacun d'entre nous a sa propre façon de marcher, nous avons chacun notre manière de sentir, de réfléchir et de voir les choses, que même si l'on veut se corriger, cela ne se fait pas en un jour, et que si l'on se force, ce sont d'autres endroits qui deviennent bizarres. Bien sûr, c'est une explication très simpliste et qui ne concerne qu'une partie du problème que nous avons, mais il me semble que j'ai vaguement compris ce qu'il m'a dit. Peut-être ne pouvons-nous pas nous adapter correctement à notre torsion. C'est pour cela que je n'arrive pas à bien situer à l'intérieur de moi la douleur, la souffrance réelle, engendrée par cette torsion, et c'est pour me délivrer de cela que je suis ici. Tant que nous sommes là, nous ne faisons pas souffrir les autres, et les autres ne nous font pas souffrir à leur tour. Parce que nous savons tous que nous sommes «tordus ». L'endroit où nous sommes est complètement différent du monde extérieur. À l'extérieur, la plupart des gens vivent sans être conscients de leur propre torsion. Mais c'est justement cette torsion qui est la condition préalable nécessaire pour vivre dans notre petit univers. Nous l'arborons, comme un Indien les plumes qui signent son appartenance à la tribu. Et nous vivons dans la discrétion, pour ne pas nous blesser mutuellement. À part faire de l'exercice, nous cultivons des fruits et légumes. Toutes sortes de fruits et légumes: tomates, aubergines, concombres, pastèques, fraises, oignons, choux, radis, etc. Nous cultivons de tout. Nous avons aussi une serre. Les gens d'ici sont passionnés et très doués pour la culture. Ils lisent des livres, font venir des spécialistes, et, du matin au soir, ils ne cessent de parler engrais ou qualité de terre. Maintenant, j'aime beaucoup jardiner moi aussi. C'est épatant de voir tous ces fruits et légumes grossir peu à peu jour après jour. As-tu déjà fait pousser des pastèques ? Elles grandissent comme un petit animal. Nous mangeons tous les jours des légumes et des fruits fraîchement cueillis. Bien sûr, il y a aussi de la viande et du poisson, mais, quand on est ici, on a de moins en moins envie d'en manger. Les légumes sont délicieux tellement ils sont frais. Il nous arrive aussi de sortir pour aller ramasser des tubercules ou des champignons dans la montagne. Là aussi nous avons des spécialistes (c'est bourré de spécialistes par ici) qui nous disent ce qui est bon et ce qui est mauvais. Grâce à tout cela, j'ai grossi de trois kilos depuis que je suis arrivée ici. Je suis à mon poids idéal. C'est grâce aux repas, à la vie bien réglée et à l'exercice. Le reste du temps, je lis, j'écoute de la musique et je tricote. Il n'y a ni télévision, ni radio, mais, en revanche, la bibliothèque et la discothèque sont bien fournies. À la discothèque, on peut trouver aussi bien toutes les symphonies de Mahler que les Beatles, et j'y emprunte régulièrement des disques que je vais écouter dans ma chambre. Le problème de cet établissement, c'est qu'une fois qu'on y est entré on n'a plus du tout envie d'en sortir, parce qu'on a peur. Tant qu'on y vit, on est paisible et tranquille. On peut affronter sa propre torsion avec naturel. On a même l'impression d'aller mieux. Mais on ne peut pas acquérir la certitude que le monde extérieur nous acceptera de la même manière. Le médecin qui s'occupe de moi dit que le moment est venu de commencer à reprendre contact avec les gens de l'extérieur. Les «gens de l'extérieur», ce sont les gens normaux qui vivent dans un monde ordinaire, et seul ton visage me vient à l'esprit. Franchement, je n'ai pas très envie de voir mes parents. C'est qu'à cause de moi ils ont été très troublés, et quand je les vois j'ai l'impression de passer mon temps à les consoler. En plus, j'ai plusieurs choses à t'expliquer. Je ne sais pas si j'y arriverai, mais c'est très important, et ce ne sont pas des choses que l'on peut passer sous silence. Mais ce n'est pas parce que je t'ai dit tout cela que je dois être une charge pour toi. Je ne veux surtout pas être à la charge de quelqu'un. Je sens que tu m'aimes bien, j'en suis très heureuse, et je me contente de te le faire savoir. À l'heure actuelle, cette sympathie m'est peut-être nécessaire. Si ce que je t'écris t'ennuie, je te fais mes excuses. Pardonne-moi. Comme je te l'ai déjà dit, je suis quelqu'un d'encore moins complet que tu ne le penses. Il m'arrive parfois d'imaginer ce qui se serait passé si nous nous étions rencontrés dans des conditions normales et si nous avions sympathisé. Que serait-il arrivé si toi et moi avions été sains (nous le sommes au départ, n'est-ce pas ?) et si Kizuki n'avait pas existé ? Mais ce « si » est bien trop important. Au moins, j'essaie de toutes mes forces de devenir quelqu'un de franc et d'honnête. Je ne peux rien faire d'autre pour l'instant. Et c'est comme cela que je veux essayer de te dire ce que je ressens. Contrairement aux hôpitaux traditionnels, les visites sont libres, en principe, dans cet établissement. Je peux te voir quand tu veux, à condition que tu me préviennes par téléphone, au plus tard la veille. Tu peux déjeuner avec moi, et il y a même des chambres pour ceux qui veulent passer la nuit. Viens quand tu peux. Je suis heureuse à l'idée de te revoir. Je mets un plan dans l'enveloppe. Excuse-moi pour cette longue lettre. » Naturellement notre ami ne va pas résister bien longtemps… Il prend le bus ; il accourt… Vous auriez fait comme lui. Et moi, donc !


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