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Les Etats dans la tourmente

Publié le 07 février 2010 par Marcaragon

 

Les Etats dans la tourmente
Le 15 avril 2002, le juge-arbitre Standard and Poor’s fit un sort au Japon millénaire en disgrâciant la note de la dette souveraine de l’Archipel : la deuxième économie mondiale, en plein tsunami déflationniste, y perdit son bâton impérial, un triple A. Ce coup d’éclat redora pour un temps le blason des agences de notation, généralement mal éclairées, qui regagnèrent là un supplément d’âme après avoir été tant frappées de cécité durant les crises monétaires de la fin du siècle dernier 1, comme elles le furent encore une décennie plus tard dans l’ivresse de la titrisation. Enhardies, l’une d’entre elles alla même le 7 décembre 2004 jusqu’à envisager l’éventualité d’une dégradation de la cote de crédit des … Etats-Unis d’Amérique ! Allons donc ! « En l’absence de notre puissance militaireDollar : le roi empire
(…) Premier créancier sous Dwight Eisenhower, l’oncle Sam devint le premier débiteur sous Reagan. Le lobby militaro-industriel s'adjugea la mise, et cette sûreté engendra l’indolence ; bientôt, les vassaux périphériques s'insinuèrent dans le jeu, hâtant la désindustrialisation du maître et son éco-dépendance. La machine à consommer se mit à galvauder l'épargne des ménages, plus cigales que fourmis. Entre réductions d’impôts et bellicisme inspiré, Walker Bush hâta le tout : les déficits explosèrent, le dollar chuta et l'endettement explosa. Le billet vert n’a pas fini de pâtir, et le monde avec : l’Empire n’a plus la cote, ni les moyens (…)

une décote de la qualité de notre crédit serait une affaire allant de soi 2 » surenchérit Bill Gross, l’un des caciques de Pimco, le plus gros fonds obligataire du monde. Bah, l’embellie des affaires relégua bientôt ces drôles d'intentions aux réserves. Puis le krach du crédit remit quelques Etats au centre du jeu. Les seconds couteaux d’abord.
  

Ah, tant de génuflexions devant le Marché ne sauraient cacher de quelle boutique les uns et les autres sont balayeurs ! Les agences de notation, qui arrosèrent d’essence tous les dérivés de créditABS, CDO et consorts
(...) Ziggy Stardust mourut à l'été 1973. Mi-homme mi-femme, icône androgyne au visage d’ange, cet esthète du show façonna la gloire de son créateur, un certain David Bowie, qui l’incarnait avec force dans ses grand-messes musicales. La poussière d’étoile étincela de mille feux, jusqu'à pâlir l’éclat du maître, qui s'en défit. Un quart de siècle plus tard, David Bowie, artiste aux revenus inavoués, fit une entrée en fanfare sur la scène financière : tout à ses comptes, il s’avisa d’en réclamer d’avance, à hauteur de 55 millions de dollars ! En janvier 1997, il fit titriser dix années d’exploitation de son catalogue. Les titres de la rock star avaient changé de nature (…)

 passant à portée en les estampillant AAA, peinent aujourd’hui à masquer la véritable origine des départs de feu qui incendièrent la planète, mirent un pays sur deux en récession, cinquante millions d’hommes et de femmes au chômage, nonobstant les plans de relance milliardaires qui minèrent les déficits. Alors on tergiverse, on fait mine, on clame tambour battant que la note souveraine des Etats-Unis, grand ordonnateur du collapsus et premier exportateur mondial de scandales financiers, pourrait être réexaminée d’ici trois à cinq ans
4, probablement entre l’Epiphanie et la Chandeleur, ou peu après. Qui osera ? On s’agite aussi auprès de l’Angleterre, mâle alpha du Marché-roi semble-t-il plus accessible, l’un des derniers pays européens à ne pas être sorti de la récession, qui fut plus nettement montrée du doigt par l’agence Standard and Poor’s en mai 2009 3 mais demeurée indemne à ce jour. En réalité, on incrimine mieux l’Islande ou l’Irlande, les îles artificielles et les tours pharaoniques de Dubaï ! La machine à prétexte tourne à plein, relayée par une doxa libérale qui ne sait penser hors d’elle, toujours prompte à honnir les Etats tandis qu’ils ont sauvé la mise. Et agonir l’euro au passage.

En 1992, George Soros mena un raid meurtrier sur la livre anglaise qu'il expédia d'un trait hors du Système Monétaire Européen. Son compère Jim Rogers, un financier britannique à l’insularité distraite, avec qui il créa le fonds QuantumMagie financière aux Caïmans
Apatride, humaniste, philanthrope, Georges Soros est d'abord connu pour son génie financier. Vingt ans après qu’Alfred Winslow Jones eut conçu le premier « hedge fund » en 1949, il créa lui-même le Soros Fund Management, un groupe de fonds visant à couvrir et valoriser les capitaux de donneurs d'ordre fortunés : des millions de dollars d'abord, et bientôt des milliards ! Malgré d'épiques fiascos, comme LTCM, l'ardeur financière, mue par l'irrépressible fascination du gain et l'abondance de liquidités, hâta la suite : quelque 9.000 fonds de cette eau fraient aujourd’hui, dans le secret de paradis fiscaux aussi exotiques qu'impénétrables (…)

, déclara en janvier 2009 qu’il « n’investirait plus d’argent au Royaume-Uni car la livre [était] finie ». Et de rappeler qu’avec quelque cent milliards de livres promues pour recapitaliser les banques et stabiliser le système financier, la dette, qui pesait 40% de la richesse nationale il y a trois ans, pourrait atteindre les 100% d'ici à trois ans
5. Nul bien sûr ne se réjouira des vicissitudes d’un voisin quand les siennes propres sont en maraude, mais parions ici que les eurolandais se réjouiront d’accueillir l’un des piliers du Continent. Pour l’heure, les Marchés n’ont d’yeux que pour l’Amérique et le dollar, en contrepoint de la Chine, et déjouent l’Europe. Et puisque l’on ne saurait plus attaquer la drachme grecque, l’escudo portugais ou la peseta espagnole pour provoquer leur dévaluation et empocher la mise à la hongroise, alors les émules de George Soros, activistes spéculatifs et autres hedge funds, déroutent leurs offensives sur la capacité de ces Etats à emprunter, c’est-à-dire finalement sur la cohésion monétaire européenne. L’orchestration plus ou moins consentie de la panique ne manque ni de porte-voix ni de collatéralités possibles pour faire tâche d’huile.

Que disent les chiffres ? Pour la Grèce, ils sont assurément mauvais, avec une dette publique s’élevant fin 2009 à 272,3 milliards d’euros soit 113,4% du PIB ; pis, le projet de budget pour l’exercice 2010 prévoit une dette de 294,95 milliards, soit 120,8% du PIB 6 ! Pour autant, les Marchés n’ont pas montré l’angoisse qu’on leur prête aujourd’hui en sur-souscrivant récemment un empruntDes obligations à taux très variables
(…) Voici la première banque du monde, le Marché ! Les capitaux, indécis et versatiles, y cherchent une allocation optimale, tourbillonnent ici et là, plus ou moins aguichés, hésitent encore puis fixent enfin leur dévolu sur telle ou telle autre destination. En se substituant aux institutions financières et en démultipliant les capacités de financement, le Marché participe ainsi à la marche des entreprises et des nations. N’étaient-ce ses déviances, cette désintermédiation mettrait dans le mille. Les agences de notation règlent le ballet de cette dette. Le risque de défaut ainsi calibré produit alors un taux d’intérêt que l’emprunteur soumet aux prêteurs selon la qualité de sa propre signature et la conjoncture générale du moment … (…)

 grec de 8 milliards d’euros payant 6,2% l’an
7. Le Portugal est mieux loti : la dette publique atteint néanmoins 76,6% de son PIB pour 2009, projetée à 85,4% pour 2010. L’Espagne quant à elle, quatrième économie de l’Euroland, affiche une dette publique à hauteur de 55,2% de son PIB en 2009, filant vers quelque 74,3% du PIB en 2012 8. Plus généralement, l'institut Eurostat rapporte que la dette publique de l’Union Européenne s’élevait en 2008 à 61,5% du PIB et 69,3% pour la zone euro 9. Mais rien ne vaut qui ne se place sans la perspective américaine : selon le dernier chiffre officiel publié par le département du Trésor, la dette publique dépasse désormais 12.000 milliards de dollars, soit près de 90% du PIB étasunien ! L’agence de notation Fitch peut donc à juste titre estimer que « l’Etat américain reste encore exceptionnellement solvable 10 ». Et les Marchés de s’inquiéter pressamment de la tournure que prendront les évènements lorsque le menu fretin grec, portugais ou espagnol aura traversé l’Atlantique.

A l’évidence, le grand soir, s’il a lieu, viendra d’Amérique, coeur de l’innovation financière et épicentre mondial du système. Les gesticulations actuelles autour de la dette souveraine de quelques Etats, honorables quoique de second plan, ne sont que l’ordinaire de Marchés toujours prompts à s’enflammer pour la dernière affaire qui trotte. La dramaturgie qui pave le quotidien économico-financier sert les intérêts des faiseurs d’opinion, qui ont à dire, et des faiseurs d’argent, qui ont à gagner. Le calme plat n’est assurément pas meilleur pour les Marchés qu’il ne l’est pour la marine à voile ! Certes, s’il n’est pas question de méjuger ici la responsabilité des nations dans la gestion de leurs affaires, ni l’inquiétude que peut susciter l’état de certaines finances, encore faudrait-il ne pas ignorer qui fut requis pour mettre la main à la poche, et de combien, afin de renflouer ces bateaux ivresLes dieux d’Epicure
(…) N’étaient-ce les dramatiques intermèdes des conflits mondiaux, l’époque moderne déclinerait une noire fascination pour le carnage financier. Qu’on en juge à l'aune des vingt dernières années : 1987, krach des marchés d’actions ; 1990, krach des junk bonds, crise des caisses d’épargne américaines et chute du Nikkei ; 1994, krach obligataire aux Etats-Unis ; 1995, banqueroute de la Barings ; 1997, premier volet de la crise financière internationale (Thaïlande, Corée, Hongkong) ; 1998, deuxième volet (Russie, Brésil) et faillite du hedge fund LTCM ; 2001-2003, apoplexie de l'e-Economie ! Pauvre Epicure, nos Marchés ne sont pas à l’effigie de vos dieux apaisés (…)

! Et s’interroger aussi sur la nature profonde d’un credo libéral qui escamote milliards après milliards et se paie tant sur la bête ! Va pour la Grèce, le Portugal, l’Espagne et consorts, mieux désignés que la Californie, huitième puissance économique mondiale, qui brille de mille feux mais ne reluit d’aucuns, pour servir la thématique des Etats impécunieux. En fait, l’économie convalescente, qui peine à sortir des miasmes de la crise financière, est encore embourbée. Quelques anticipations boursières pourraient donc bien être hâtives. Alors, on corrige.

Ce qui a précipité la crise nous dit Joseph Stiglitz, prix Nobel d’Economie et grand pourfendeur du dogme ultralibéral, c’est que « les marchés n’étaient ni efficients ni auto-correcteurs, et maintenant ce sont tous les segments de la société qui doivent en payer le prix astronomique, qui se chiffre en milliers de milliards de dollars 11 ». En sorte qu’il n’est pas à ce point sûr que les Etats, constamment vilipendés par les gardiens du temple, jusque dans leurs actions les plus communes, aient encore le goût de sauver ce krach-system. Il pourrait tout simplement finir par ne plus en avoir les moyens.


(1) Journal of Banking & Finance, le 10/08/2005 - « Sovereign credit ratings : guilty beyond reasonable doubt »

« … A l’exception de la Thaïlande (note abaissée de A2 en A3 le 8 avril 1997), aucune des nations impliquées dans la crise asiatique ne fut dégradée avant le collapsus. La crise mexicaine intervint fin 1994 mais le Mexique ne fut pas dégradé avant le 10 février 1995 par Standard and Poor’s (et Moody’s ne changea pas son Ba2) … »

(2) Paul Jorion (2009) - « La crise du capitalisme américain »
(3) Le Journal des Finances, le 28/05/2009 - « USA : la dette publique américaine garde sa note AAA »
  

« … La note AAA accordée à la dette publique américaine des Etats-Unis n’est pas menacée dans l’immédiat. C’est ce qu’a indiqué un analyste de l’agence de notation Standard & Poor’s jeudi, cette même agence qui avait fait frémir les marchés américains en décidant la semaine dernière d’abaisser la perspective AAA sur la note de la Grande-Bretagne (…) Le maintien de la note AAA pour les Etats-Unis a également été confirmé par une autre grande agence de notation. Selon Moody’s, même avec la détérioration significative de la position débitrice du gouvernement américain, sa note a une perspective stable et il conserve les attributs d’un pays souverain noté AAA (...) L’agence n’exclut pas de revoir sa position à plus long terme, mais elle va d’abord attendre de voir comment la politique budgétaire et économique du pays évoluera après sa sortie de récession (…)

(4) Le Journal des Finances, le 12/01/2010 - « Wall Street retombe dans le rouge »

« … Le risque d’une remise en cause de la note souveraine «triple A» des Etats-Unis à court terme est «minime» mais l’augmentation de leur dette pourrait avoir des conséquences défavorables d’ici trois à cinq ans selon l’agence de notation Fitch Ratings. A horizon de 18 mois, les Etats-Unis conserveront leur notation AAA avec perspectives stables »

(5) Performance Bourse, le 27/01/2009 - « Jim Rogers annonce la fin de la livre sterling »

(6) Challenges, le 10/12/2009 - « La dette de la Grèce atteint 300 milliards d’euros »
(7)
Coulisses de Bruxelles, le 25/01/2010, Jean Quatremer - « Les marchés s’arrachent la dette grecque »

« La Grèce vient de lancer une obligation à 5 ans pour se financer. Vu l’ambiance actuelle sur les marchés, l’opération s’annonçait périlleuse. Or il n’en est rien. Aujourd’hui, la demande (le « livre d’ordres ») a atteint 25 milliards d’euros, ce qui est absolument considérable selon les spécialistes du marché de la dette souveraine. Mieux : il semblerait que les vendeurs à découvert, ceux qui spéculent sur l’effondrement de la Grèce renoncent à leur position vendeuse, le marché ne les suivant pas… Ce niveau de demande montre clairement que les investisseurs n’envisagent pas sérieusement un défaut de la Grèce, même si elle doit payer plus cher pour se financer. Au final, la Grèce émettra 8 milliards d'euros avec un rendement fixé à 6,2 % … »


(8) L’Express, le 04/02/2010 - « Economie : Espagne et Portugal sur le grill »
(9) Eurostat –
Bulletin 56/2009 du 22/04/2009

PIB 2008, en millions d’euro en gras, sinon dans la monnaie locale : Euroland 16 (9.274.550), Union Européenne 27 (12.506.693), Belgique (344.705), Bulgarie (66.728 BGN), République Tchèque (3.705.868 CZK), Danemark (1.739.700 DKK), Allemagne (2.492.000), Estonie (248.149 EEK), Irlande (185.721), Grèce (242.946), Espagne (1.095.163), France (1.951.315), Italie (1.572.243), Chypre (16.949), Lettonie (16.243 LVL), Lituanie (111.499 LTL), Luxembourg (36.662), Hongrie (26.499.999 HUF), Malte (5.665), Pays-Bas (594.608), Autriche (282.202), Pologne (1.271.715 PLN), Portugal (166.197), Roumanie (503.959 RON), Slovénie (37.126), Slovaquie (67.331), Finlande (186.164), Suède (3.157.832 SEK), Royaume-Uni (1.442.921 GBP)

Dette publique 2008 rapportée au PIB local : Euroland 16 (69,3%), Union Européenne 27 (61,5%) – Dans l’ordre croissant : Estonie (4,8%), Roumanie (13,6%), Bulgarie (14,1%), Luxembourg (14,7%), Lituanie (15,6%), Lettonie (19,5%), Slovénie (22,8%), Slovaquie (27.6%), République Tchèque (29,8%), Danemark (33,3%), Finlande (33,4%), Suède (38,0%), Espagne (39,5%), Irlande (43,2%), Pologne (47,1%), Chypre (49,1%), Royaume-Uni (52,0%), Pays-Bas (58,2%), Autriche (62,5%), Malte (64,1%), Allemagne (65,9%), Portugal (66.4%), France (68%), Hongrie (73,0%), Belgique (89,6%), Grèce (97,6%), Italie (105,8%)

(10) La Tribune, le 11/01/2010 - « Le triple A de la dette des Etats-Unis pourrait être menacé »
(11) Courrier International, du 04 au 10/02/2010, citant Newsweek - « Quand les économistes revoient leurs copies »


Illustration : Le Parthénon  






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