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Identité nationale, le sens d'un débat. (3/3) L'identité nationale et ses conflits

Publié le 08 février 2010 par Labreche @labrecheblog

Après trois mois, le « grand débat » sur l'identité nationale doit donc prendre fin, à Matignon, ce lundi. Ou plutôt, le premier ministre a-t-il finalement décidé d'un « point d'étape » afin de tirer les « premières conclusions » d'un débat dont la fin n'est donc plus fixée. Mais la fin, ce n'est pas seulement la conclusion, c'est aussi l'objectif : et celui-là se dérobe.

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III. L'identité nationale et ses conflits

Cette réflexion, elle aussi, doit donc se conclure. Une première étape avait permis de constater que la Nation est une entité abstraite, aussi bien culturelle que politique, invoquée comme justification de l'État, et sujette à redéfinition permanente, à travers un « projet national » toujours à construire. Puis, l'examen de l'expression « identité nationale » y voyait une dynamique, créant le rassemblement de la communauté des citoyens et dessinant les limites de celles-ci. La crise actuelle de l'identité, fragilité réelle ou ressentie, se manifeste de façon particulièrement aiguë à travers les débats récurrents sur l'immigration, mais aussi par le désarroi affiché face à la mondialisation. Ce dernier conduisant aussi bien à une démarche renforcée d'assignation d'identité — apprentissage réglementé de l'identité nationale pour l'enfant ou pour le naturalisé — ou à la mise en scène spectaculaire de frontières, que ce soit par des murs physiques, comme le souligne Wendy Brown, ou par des murs virtuels. On peut citer comme exemples de ces derniers l'idée d'exception culturelle, ou le contrôle accru d'internet, des pratiques comparables dont on constate d'ailleurs que la première est aussi réelle en Chine qu'en France (pour un exemple récent, on peut se souvenir de la déprogrammation du film Avatar par le régime de Pékin, au profit d'un film sur Confucius), tandis que le second, pratique depuis longtemps décriée en Chine, semble une préoccupation de plus en plus prégnante en France (Loppsi, loi Hadopi, taxe « Google »).

Une raison profonde du débat réside sans doute dans cette fragilité-là, cet effroi généralisé des gouvernants et des citoyens face au monde globalisé, et son déferlement d'inconnu essentiellement fantasmé. Voilà du moins ce qui, dans le contexte actuel, a créé les circonstances propices à ce que se débat se pose, non pas seulement en novembre 2009, mais également pendant la campagne présidentielle de 2007 ; et non pas seulement à ce que se pose un débat sur l'identité nationale mais aussi des débats constants, sur l'exception culturelle, l'immigration, les sans-papiers, les délocalisations, et d'autres questions toutes aussi peu fondamentales.

Lier le débat actuel à ce contexte est donc à la fois nécessaire et insuffisant. Car la cristallisation de ce débat repose, elle, sur des responsabilités individuelles : celles du président actuel, de sa majorité, de son gouvernement, de son ministre de l'immigration. Cette cristallisation a passé par un site internet, des forums animés par les préfets, et surtout une question récurrente, inquiétante par le fait même qu'on n'en peut imaginer aucune réponse satisfaisante et définitive : « Qu'est-ce qu'être Français ? »

Stigmatisation nationale

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Si cette question est posée, c'est pourtant que l'on a estimé qu'elle « fait débat », que la réponse n'en est pas évidente. Le flou même de la question est problématique, mais une telle question ne saurait d'évidence se poser qu'en imaginant, en face du « être Français » un « ne pas être Français », un « être étranger ». Dès lors, la question devient plus transparente : « Qu'est-ce qu'être Français ? » appelle une contrepartie naturelle : « Qu'est-ce qu'être étranger ? » Plus exactement, il est demandé aux Français — seuls impliqués dans ce débat — de définir ce qui peut qualifier les Français et les distinguer des étrangers, et inversement, ce qui peut distinguer (ou permettre de distinguer) l'étranger du Français. Le glissement était donc prévisible du « Qu'est-ce qu'être Français ? » au « Qui est Français ? », et c'est bien cette dernière interrogation qui a dominé le débat depuis trois mois. Tout sauf un hasard : la définition de l'identité nationale est, rappelons-le, une attribution du ministère dont la compétence première est l'immigration et, en particulier, l'attribution de la nationalité française et son refus.

Ce dont il s'agit, pour définir l'identité rassembleuse, c'est donc bien de définir les critères de l'inclusion et de l'exclusion. Et, pour cela, il n'était pas seulement question de fixer des critères, par exemple, pour l'acquisition de la nationalité française par des étrangers qui souhaiteraient rejoindre la communauté nationale. L'enjeu central du débat est la démarche inverse : définir qui, au sein des détenteurs de la nationalité française, ne correspond pas à l'identité nationale définie au terme du débat. Redéfinir l'identité nationale, c'est logiquement remettre en question le périmètre de la Nation et exclure ceux qui ne méritent pas (ou plus) d'en être. Ce débat si novateur ne fait donc que renouer avec Carl Schmitt et la distinction ami/ennemi fondatrice, selon lui, du fait politique1.

Cette exclusion est d'ailleurs devenue plus visiblement stigmatisation puisqu'en trois mois, l'essentiel du débat s'est concentré sur la question de l'Islam. Pas question de ici de soulever des questions pourtant essentielles sur les divers courants de l'Islam, de se concentrer sur les dérives de certaines sectes, ou au contraire d'en considérer d'un œil critique certains fondements incontestés, et les moins sujets à varier selon les interprétations. Ce dont il s'agit est bien autre chose, il s'agit de caricaturer avec vulgarité, grossièreté, à grands renforts de minarets, de burqa, de terroristes et d'autres maux. Et dans ce contexte, les opposants au débat sur l'identité nationale ont manqué d'arguments pertinents. Dénoncer l'amalgame quand celui-ci était pour l'essentiel volontaire ne pouvait pas aboutir à grand-chose. Plus encore, affirmer que le débat sur l'identité nationale avait été lancé pour détourner l'attention des Français des vrais problèmes était maladroit. Car l'identité nationale, ou plutôt la stigmatisation nationale est une stratégie, non de détournement, mais de règlement. Désigner l'exclu, l'indésirable ne sert pas seulement à rassembler, mais aussi à assouvir. Dans un contexte de « crise sociale », René Girard souligne ainsi que « les individus ont forcément tendance à blâmer soit la société ds son ensemble, ce qui ne les engage à rien, soit d'autres individus qui leur paraissent particulièrement nocifs pour des raisons faciles à déceler ». La foule, alors, « cherche une cause accessible et qui assouvisse son appétit de violence »2.

Montrer l'inanité du danger représenté par une poignée de minarets, ou quelques centaines de femmes revêtant la burqa, ne sert à rien. Au contraire : d'une part, la marginalité même d'un phénomène rend plus aisé et moins résistible l'assouvissement ; d'autre part, le but de l'exclusion est de créer une différence qui jusque là n'était pas apparente. Distinguer un Français dit « de souche » d'un Français originaire d'un pays du Maghreb n'est pas forcément très aisé, au premier coup d'œil. En revanche, désigner le second principalement comme « arabe », « musulman », et le rattacher à l'ombre menaçante du minaret, au spectre de la femme voilée de pied en cap que l'on risquerait un jour de croiser dans sa cage d'escalier, permet de le rendre visible, de révéler un danger non pas comme s'il était neuf, mais comme s'il était jusque là ignoré. De désigner ceux que l'on associe à ce danger (« les arabes », « les musulmans ») afin d'éviter la fusion, qui ne peut se faire sans confusion. Le but n'est plus d'intégrer mais de distinguer, par le stéréotype, la simplification, le « profil » dangereux. La démarche n'est plus très éloignée de certaines pratiques anciennes de stigmatisation, la peur de « l'islamisation » ne faisant que répondre à celles du « complot juif » ou du « bolchevisme ».

L'ambition du consensus et la passion de l'unité

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Et pour régler cette question épineuse, pour trancher la question du « qui est Français ? », ce que l'on décida d'organiser fut, non pas une consultation, ni une réflexion, mais un débat. Or, le débat est une forme de discussion particulière, qui suppose des points de vue contradictoire sur une question ou un problème, peut-être même un conflit. Le débat est un moment de confrontation entre des camps opposés sur leurs idées, leurs projets. Dans la tradition de la cinquième République, un débat rythme ainsi le calendrier électoral : celui de l'entre-deux tours de l'élection présidentielle. Or on n'a jamais demandé à deux candidats à la présidentielle, à la veille d'un second tour, de se mettre d'accord. Cela n'est pas imaginable, n'est pas même souhaitable dans l'esprit de ce fonctionnement institutionnel qui, dans ce cas, n'aurait plus de raison d'être. Le principe du débat est justement de montrer l'absence d'accord possible, d'imposer un choix. Et pourtant, le ministre Besson voudrait, lui, parvenir à « conclure » un débat. Ce qu'il propose c'est, sur le mode de la dissertation lycéenne, une « synthèse ». Comme si thèses et antithèses, une affirmation et sa négation, pouvaient toujours se résoudre en un « peut-être ».

Or, cette fameuse conclusion, elle a donc été reportée sine die et n'aura pas lieu en ce 4 février. Mieux encore, ce que l'on sait de la fin du débat, c'est qu'il devrait aboutir, selon les mots du ministre de l'identité nationale, à un « renouvellement du pacte républicain »3, rejoignant par là la réthorique de la refondation chère à Nicolas Sarkozy. Mais cette volonté de nouvelle fondation répond à un réflexe un peu trop classique du champ politique, le fameux couple commencement-commandement souligné par Hannah Arendt, et contenu dans la notion grecque d'arkhè. Pour Arendt, la légitimité du gouvernant s'enracine dans une fondation. Ou, pourquoi pas, dans une refondation. L'ambition finale du débat sur l'identité nationale, ce n'est rien d'autre qu'une légitimité accrue pour le camp politique qui serait parvenu à trouver un secret précieux : celui de l'Union nationale, parvenant à réunir tous les Français sur leur propre définition, sur leur projet commun.

Ce consensus, ce débat sans débat, n'est en un sens rien d'autre que l'application ultime de la pensée que Nicolas Sarkozy entend depuis toujours représenter, au consensus millénariste du « libéralisme » des années 1980 et de son mauvais recyclage du thème hégélien de la « fin de l'histoire ». Comment en effet ne pas identifier l'actuel président à cette ambition d'un « temps sans événement […] où tout commandement politique épouserait la forme naturelle d'un "En avant ! Marche !" »4 ? Cette politique-là, c'est celle d'une pensée en quelque sorte médicale, de la « biopolitique » foucaldienne5 débarrassant les citoyens du poids de la gestion de problèmes dont la résolution reviendrait à des techniciens, à des « experts ». Entendre certains d'entre eux, comme Jean-Pierre Raffarin ou Benjamin Stora, déplorer que le débat sur l'identité nationale ne leur ait pas été soumis, est donc en la circonstance à la fois logique et amusant.

Pour un vouloir vivre ensemble conflictuel

Voilà donc à l'œuvre une « passion de l'unité » vouée à l'échec. Du moins espérons-le : le « consensus national » signifierait la fin du « dissensus », donc la fin de la politique en tant que telle. Le vouloir vivre ensemble de Renan, si souvent célébré par les personnalités politiques de gauche comme de droite, n'a de valeur que tant qu'il demeure un vouloir vivre ensemble conflictuel. Et le consensus passionnément souhaité devrait bien plutôt être ardemment combattu, dans la perspective de l'action politique, c'est à dire de la démocratie. Créer du dissensus, affirmer le pouvoir du demos signifie réinventer des ruptures, une capacité de division et donc d'alternative.

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Cette problématique du consensus appauvrissant, de fin de la politique par la perte de sa dimension conflictuelle, est directement à l'œuvre dans la dynamique de stigmatisation. De fait, comme le note Jacques Rancière « là où le politique s'affaisse […] ce qui se manifeste avec éclat, ce n'est pas le consensus mais l'exclusion »6. Et l'incapacité des responsables gouvernementaux à tirer les conclusions de leur propre débat ne fait que reporter un peu plus encore la crise. Le mouvement de stigmatisation est, lui, bien enclenché et, de même que le débat sur le voile qui devait être réglé par une loi en 2004 a ressurgi à la première burqa venue cinq ans plus tard, de même la loi prévisible sur la burqa ne fera que préfigurer un nouvel épisode, plus caricatural encore. Cette crise, il ne reste plus qu'à l'attendre, et à le craindre. Mais aussi, pourquoi pas, cette fois, à le préparer.

Car le manque d'alternative actuellement ressenti n'est que la conséquence de la raréfaction du dissensus dans le champ politique, acceptée, subie par l'opposition depuis vingt ou trente ans. Certes, on continue de discuter sur l'immigration mais, comme on l'a vu7, la façon de penser l'immigration est désormais similaire à gauche et à droite, et plus exactement la conception assimilatrice et défensive, traditionnelle à droite, a gagné la gauche. De même, le consensus règne sur les questions économiques — l'État, trop faible, ne pouvant lutter contre la réalités du « marché », mais seulement gérer les conséquences du fonctionnement de celui-ci — et nul n'y projette par exemple la construction d'un projet démocratique. On peut également discuter de la question de la Nation et de l'identité nationale, en remettant en question ce cadre même, comme source unique de souveraineté et de projet. Là aussi la gauche, indigne de son héritage internationaliste, se révèle affligeante. Reste aux bonnes volontés à se saisir d'un nouveau projet et à le mettre en œuvre, et redéfinir ainsi notre identité sur le mode éternel du changement : « Les sociétés anciennes périssent ; de leurs ruines sortent des sociétés nouvelles : lois, mœurs, usages, coutumes, opinions, principes même, tout est changé. Une grande révolution est accomplie, une grande révolution se prépare : la France doit recomposer ses annales pour les mettre en rapport avec les progrès de l'intelligence »8.

Notes :
(1) Carl Schmitt, La notion de politique, 1932.
(2) René Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982, p. 26-28.
(3) Christine Ducros, « France : Besson prône un "nouveau pacte républicain" », lefigaro.fr, 5 février 2009.
(4) Jacques Rancière, « La fin de la politique ou l'utopie réaliste », in Aux bords du politique, La Fabrique, 1998, rééd. Gallimard, coll. « Folio essais », p. 57-58.
(5) Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France (1978-1979), Gallimard, coll. « Hautes études », 2004.
(6) Jacques Rancière, op. cit., p. 54.
(7) Voir « L'identité fragile ».
(8) Chateaubriand, Études historiques, Paris, 1831, préface.

Crédits iconographiques: 1. Michel Jacquot, affiche de l'exposition de 1941 « Le juif et la France », DR ; 2. et 3. © AFP.


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