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Le billet d’Eve

Publié le 10 février 2010 par Jlhuss

les-poissons.1265630482.jpg L’homme est arrivé à l’adresse avec la tombée du jour.

A gauche, le soleil se couchait tout au bout d’un champ de labours, derrière la ligne des immeubles de verre. A droite, volets clos, la vieille bâtisse  dormait au bord de la route. Ou morte. Qui chercherait refuge là ? en des murs qu’ébranle la course des camions énormes sillonnant le monde avec leur cargaison de haines.

Quand l’homme est sorti de sa voiture, un appel de phares et le mugissement furieux d’un quinze tonnes lui ont fait lever un bras de colère, et j’ai vu le souffle au passage rabattre sur sa nuque le col de la veste.

Il a sonné, rien ne bougeait. Il a frappé au bois rouge  de la porte  : aucune réponse. Comment croire qu’un amour eût échoué là ? après quel périple de vie ? à l’entrée d’un de ces bourgs sans rédemption où l’âme a froid.

Il a vérifié le numéro : 8, bien visible, et l’enseigne peinte COUTELLERIE dont les lettres se lisaient à peine comme aux tombes que n’entretient aucune famille. Il restait immobile, fixant la façade. Repassait-il en son esprit les rares mots de la lettre : «  Je vis. J’aimerais te revoir une fois. Viens. Ne tarde pas trop.  Eve, 8 route de l’Océan, Dives-le-Bel. » J’ai pensé : il aura trop tardé, paralysé entre le désir et la peur, je connais le genre. La femme est repartie, venue d’où ? fuyant où ? La mort se chargera de leurs retrouvailles.

L’homme regagnait sa voiture. Il pousserait peut-être jusqu’à la mer ; dînerait dans une brasserie du port ; prendrait pour la nuit une chambre lui ressemblant : grise, ouvrant sur l’effroi des bateaux et l’appel désolé des mouettes. J’aime les vies qui ne croient plus au  large.

La porte de la maison s’est ouverte enfin, lentement, sur une femme d’une grande pâleur -cheveux roux , pull mauve  : l’inconnue dont le regard incisif m’avait fixé quelques jours plus tôt sur la place. Le fracas de deux camions se croisant m’ont couvert les mots et les gestes de l’accueil.

*

Je suis repassé le lendemain matin malgré la tempête : la voiture de l’homme était toujours là. Vitres brisées, pneus crevés. La porte de la bâtisse battait au vent. J’aurais pu traverser la route, entrer dans la vieille coutellerie, mener l’enquête avec vraisemblance, puisque c’est moi que la femme avait si intensément regardé l’autre jour sur la place ; à moi que l’homme la veille avait montré le billet d’Eve  en me priant de l’accompagner à  l’adresse.

La vie des hommes, leur mort ; l’abandon des maisons, des villages ; la flambée des amours, leur châtiment : tout est énigme, et je suis loin. Il y a des fonctionnaires pour les enquêtes. A cette heure, ils doivent fouiller au 8, route de l’Océan, Dives-le-Bel, un de ces coins du monde où rien n’arrive. Qu’ils cherchent. Les énigmes ne valent que pour n’être jamais résolues.

Arion


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