L’idée de bâtir de vraies villes provisoires hors du centre a été revue à la baisse. Faute de tentes, les sinistrés s’improvisent terrassiers, puis maçons et charpentiers
Un couple d'Haïtiens se repose à l'abri d'une bâche tendue en lieu et place d'une ancienne église rasée après le séisme, à Port-au-Prince (Leighton/AP) .
Les rues de Port-au-Prince résonnent des bruits de pelles et de pioches. Les sinistrés s’improvisent terrassiers, puis maçons et charpentiers dans les moindres recoins libres de la capitale, entre deux maisons écroulées. L’heure de la construction sauvage a sonné. Les tôles ondulées récupérées dans les décombres remplacent lentement mais sûrement les draps qui servent de murs aux abris de fortune. Une dizaine de planches grossières pour l’armature, quelques clous, et le tour est joué : une cahute, certes un peu branlante, peut accueillir la famille.
Mais l’espace a toujours été rare et cher dans la capitale au relief tourmenté. Dénicher un terrain plat relève de l’exploit. Le maçon amateur se tourne en désespoir de cause vers les endroits en pente, escarpés, difficile d’accès. Dangereux en somme. Prenez Alphonse Jules. Ce père de famille dont trois enfants sont morts écrasés par le toit de sa maison dans le bidonville de Croix Desprez vient de mettre le dernier clou à son abri de tôle, après trois jours de travail. Il suffit d’une poussée un peu prononcée pour que tout l’ouvrage s’écroule dans le ravin qui frôle le mur extérieur de son habitation.
Alphonse Jules n’est ni stupide, ni inconscient. Avec son épouse et ses deux enfants qui lui restent, ce maçon de métier passe même le moins de temps possible dans sa nouvelle demeure. « Je sais bien que je ne peux pas rester ici, lâche-t-il. Ce n’est vraiment pas solide. J’ai peur des répliques comme des glissements de terrain. Un fort coup de vent risque de tout mettre par terre. » À la saison des pluies qui démarre parfois dès le mois de mars, il devra partir. « Qu’on me donne une tente et je quitte cet endroit », assure-t-il.
Vague de panique en cas de pluie
Les rescapés jetés dans les parcs, sur les ronds-points, les terrains vagues parfois en zone inondable, regardent le ciel avec crainte lorsque des nuages s’amassent. Les quelques gouttes de pluies il y a trois jours ont déclenché une vague de panique dans la capitale, les sans-logis sortant de leur abri en criant « Dieu sauve-nous ». Partout, une course à la tente s’est engagée. Plus de 20 000 ont déjà été distribuées par l’ONU, les ONG, l’armée américaine, mais cela reste une goutte d’eau comparée au million de sans-abri. « De toute façon, la ville ne recèle pas suffisamment de terrains vierges pour installer des tentes pour tout le monde », précise l’architecte Isaac Boyde, de l’ONG CRS-Caritas.Pour décongestionner le centre-ville, les autorités ont d’abord imaginé de gigantesques déplacements de populations vers de vastes terrains plats disponibles loin de la capitale. Il y a deux semaines, la radio nationale a annoncé la construction de camps immenses avec des tentes robustes, des douches, des latrines, des panneaux solaires, de l’électricité. L’idée était de bâtir de vraies villes provisoires mais organisées, sécurisées et plus hygiéniques que les campements actuels en attendant de déblayer des décombres et de construire des bâtiments en dur. « Moi je suis prêt à y aller dès aujourd’hui dans ces villages loin du centre », poursuit Alphonse Jules dont l’avis est partagé par les habitants de son camp.
Deux semaines ont passé depuis l’annonce des autorités ; les cinq sites retenus attendent toujours les premiers aménagements. Quatre trous ont été creusés pour autant de latrines au terrain de la Croix des Bouquets, à 17 km de Port-au-Prince, et c’est tout. À la radio, les chiffres se sont dégonflés au fil des jours : les 200 000 sinistrés qui devaient être relogés aux alentours de la capitale sont devenus 100 000, puis 40 000.
Pas de recette globale à moyen ou à court terme
« Le gouvernement a compris qu’il n’était pas en mesure de gérer de vastes camps, précise Jean-Philippe Antolin, expert de l’Organisation internationale des migrations, l’office qui coordonne l’aide pour le logement. Il craint de voir ses villages se consolider et devenir des bidonvilles condamnés à l’assistance humanitaire. Il est revenu à des projets moins ambitieux. Au mieux, chaque point d’accueil recevra 3 000 personnes qui participeront à des travaux de déblaiement en échange d’un salaire. »En matière de logement, les spécialistes avouent naviguer à vue à Port-au-Prince. Les projets évoluent au gré des annonces, de l’arrivée du matériel, des besoins toujours mal identifiés, des départs vers les provinces. Toutes les références dans l’histoire récente qui auraient pu servir de repère s’avèrent caduques en Haïti. Le tsunami à Aceh en Indonésie ? « Là-bas, il y avait de grands espaces, de l’eau, des réserves en bois, en terre cultivable, et surtout un État fort, lequel a su gérer des installations provisoires de 400 000 personnes », rappelle Isaac Boyde, de l’ONG CRS-Caritas.
En Haïti, personne n’a encore trouvé de recette globale à moyen ou long terme et « sans doute il n’en existe pas », estime Jean-Philippe Antolin. À défaut, les humanitaires déclinent un catalogue de mesures. Ils parlent notamment d’aider financièrement les 600 000 personnes parties se réfugier dans leurs familles en province par crainte de les voir regagner la capitale saturée. « Certains arrivent déjà en éclaireur », avertit Jean-Philippe Antolin.
D’autres habitants de Port-au-Prince seront aussi délocalisés vers des abris semi-temporaires à l’intérieur même de la ville. Des kits de construction seront enfin distribués à un troisième groupe. « Mais cette dernière solution présente un gros risque, reconnaît Jean-Philippe Antolin, celui de recréer des bidonvilles sur les ruines. »
Olivier TALLèS, à Port-au-Prince