Et il vous manquera une trêve avec nos fantômes dans les nuits stériles,
un soleil moins enflammé, une lune moins pleine,
pour que le crime apparaisse moins fêté sur vos écrans.
Mahmoud Darwich, Discours de l’indien rouge.
Une quasi-brève du Monde signale que l’armée israélienne, sur décision de la Cour suprême, a commencé à déplacer un tronçon du « mur de séparation » que conteste la population de Biline (بلعين), à 12 km à l’ouest de Ramallah en Cisjordanie.
Après une première décision de justice en 2006, les habitants de ce petit village, devenu une sorte de « capitale » de la résistance palestinienne non-violente, remportent ainsi un nouveau succès grâce aux formes de lutte qu’ils ont adoptées, même si celles-ci ne sont pas sans risques (voir par exemple « Non-violence en Palestine » un billet d’Alain Gresh).
Néanmoins, la manifestation hebdomadaire s’est soldée une fois de plus par la répression violente des forces d’occupation israéliennes qui ont blessé quatre manifestants en tirant directement sur eux bombes assourdissantes et grenades lacrymogènes.
Mais on en parlera peut-être un peu plus que d’habitude parce que cinq militants – palestiniens, israéliens et internationaux – ont eu l’idée de sensibiliser l’opinion à leur cause en se déguisant en Nävis, ce peuple pacifique et innocent dont Avatar raconte l’existence menacée par la cupidité guerrière (intéressante vidéo qui mêle des images du film à celles de la manifestation).
Ce n’est pas la première fois qu’on suggère cette interprétation du film de James Cameron, suffisamment « œcuménique » pour en accepter bien d’autres. Dans le monde arabe, Jihad El-Khazen (جهاد الخازن) par exemple avait mentionné dans un de ces éditoriaux (en arabe) pour Al-Hayât ce rapprochement entre la violence que subissent les malheureux indigènes de la planète Pandora et celle qui s’est abattue sur les Palestiniens une fois ouverte la “boîte de Pandore” de la création d’un “foyer national juif” en Palestine.
Mais pour les lecteurs de Mahmoud Darwich, les malheureux Nävis font surtout penser à l’un de ses très beaux textes, Le discours de l’indien rouge (خطبة الهندي الأحمر). Reprenant la célèbre supplique adressée en 1854 par Chef Seattle au gouverneur Isaac M. Stevens, le poète y associait le destin de son peuple à celui des Amérindiens, spoliés de leur terre par les colons étrangers.
Sur cette vidéo enregistrée lors d’un récital au Soudan, Mahmoud Darwich lit ce poème dont vous trouverez le texte arabe ici. Les extraits de la traduction d’Elias Sanbar ci-dessous correspondent aux paragraphes 1, 3 et 7 du texte arabe).
1 – Ainsi, nous sommes qui nous sommes dans le Mississippi. Et les reliques d’hier nous échoient. Mais la couleur du ciel a changé et la mer à l’Est a changé. O maître des Blancs, seigneur des chevaux, que requiers-tu de ceux qui partent aux arbres de la nuit ? Elevée est notre âme et sacrés sont les pâturages. Et les étoiles sont mots qui illuminent… Scrute-les, et tu liras notre histoire entière : ici nous naquîmes entre feu et eau, et sous peu nous renaîtrons dans les nuages au bord du littoral azuré. Ne meurtris pas davantage l’herbe, elle possède une âme qui défend en nous l’âme de la terre. O seigneur des chevaux, dresse ta monture qu’elle dise à l’âme de la nature son regret de ce que tu fis à nos arbres. Arbre mon frère. Ils t’ont fait souffrir tout comme moi. Ne demande pas miséricorde pour le bûcheron de ma mère et de la tienne. ( … )
3 – Nos noms sont des arbres modelés dans la parole du dieu et oiseaux qui planent plus haut que les fusils. Ne coupez pas les arbres du nom, vous qui venez guerre de la mer. Et ne lancez pas vos chevaux flammes sur les plaines. Vous avez votre dieu, et nous, le nôtre. Vos croyances, et nous, les nôtres. N’ensevelissez pas Dieu dans des livres qui vous ont fait promesse d’une terre qui recouvre la nôtre. Ne faites pas de Lui un huissier à la porte du roi.
Prenez les roses de nos rêves pour voir ce que nous voyons de joie ! Et sommeillez au-dessus de l’ombre de nos saules, pour vous envoler mouettes et mouettes, ainsi que s’élancèrent nos pères bienveillants avant de revenir paix et paix. Il vous manquera, ô Blancs, le souvenir de l’adieu à la Méditerranée et vous manquera la solitude de l’éternité dans une forêt qui ne débouche point sur un abîme, et la sagesse des brisures. Et il vous manque une défaite dans les guerres. Et un rocher récalcitrant au déferlement du fleuve du temps véloce.
Et il vous manquera une heure pour une quelconque contemplation, pour que grandisse en vous un ciel nécessaire à la tourbe, une heure pour hésiter devant deux chemins. Euripide un jour vous manquera, et les poèmes de Canaan et des Babyloniens, et les chansons de Salomon à Shulamit. Et vous manquera le lys sauvage pour la nostalgie, et vous manquera, ô Blancs, un souvenir qui apprivoise les chevaux de la démence et un cœur qui racle les rochers afin qu’ils taillent dans l’appel des violons.
Et il vous manque et manque l’hésitation des armes. Et s’il faut nous tuer, ne tuez point les êtres qui avec nous d’amitié se lièrent et ne tuez pas notre passé. Et il vous manquera une trêve avec nos fantômes dans les nuits stériles, un soleil moins enflammé, une lune moins pleine, pour que le crime apparaisse moins fêté sur vos écrans. Alors prenez tout votre temps pour la mise à mort de Dieu. ( … )
7 – Il y a des morts qui sommeillent dans des chambres que vous bâtirez. Des morts qui visitent leur passé dans les lieux que vous démolissez. Des morts qui passent sur les ponts que vous construirez. Et il y a des morts qui éclairent la nuit des papillons, qui arrivent à l’aube pour prendre le thé avec vous, calmes tels que vos fusils les abandonnèrent. Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts.