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Une bonne petite journée

Par Ali Devine
5 h 15. Je me lève.
5 h 20. Le chroniqueur boursier de France-Info se réjouit de la fermeté du CAC. Le Président serait apparu simultanément à Paris, Washington, Le Guilvinec, N'Djamena, Lourdes et Fatima. Le baril va atteindre la barre symbolique des 100 $, et je me réjouis de ne pas avoir de voiture. Une énorme grève est à prévoir à partir du 14 novembre, et je regrette de ne pas avoir de voiture.  
6 h 20. Shiver de Coldplay. C'est beau. Brume sur la banlieue.
7 h 25. J'envisage la journée avec sérénité et optimisme.
7 h 30. Je rencontre deux collègues en sortant du métro. Ils ont tous deux passé les vacances chez leurs parents, à Châteaurenard, Bouches-du-Rhône. Ils sont souriants, hâlés et détendus. Ma bonne humeur se voile d'un léger agacement. Mes parents vivent dans le Pas-de-Calais.
7 h 35. Dans la salle des photocopieuses, une demie-douzaine d'enseignants sont penchés comme des chirurgiens incompétents sur le ventre grand ouvert de la machine. Ma bonne humeur décède.
"Comment, comment, mais comment ai-je pu être ssssssssssstupide au point de croire que cette saloperie allait marcher ! Ah ! ça vaut le coup de se lever une demie-heure plus tôt !"
Tel un ange envoyé par la Providence céleste, mon collègue Albert arrive alors, et par une suite d'effleurements de ses blanches et souples mains, tire la machine du coma. Clameurs, hourras. La photocopieuse repart.
Puis s'arrête.
Plus de papier.
L'intendance est fermée à clé.
Il reste sept minutes avant la sonnerie.



8 h 15. La note obtenue (06/20) ne satisfait pas Youssef.
"Jamais vous mettez des bonnes notes, vous ! L'an dernier, avec M. Ibarra, j'avais 13 de moyenne !
-Youssef, c'est très bien que tu sois mécontent de ta note, parce que ça montre que tu as envie de progresser. Tu veux savoir pourquoi tu as de moins bonnes notes que l'an dernier ? Parce que c'est plus dur, voilà tout. Ce serait insultant qu'on vous donne les mêmes exercices tous les ans, tu ne trouves pas ? Alors voilà, le but du jeu, c'est pas d'avoir des bonnes notes tout de suite, c'est de s'améliorer. Et je suis sûr que tu en es capable."
Contre toute attente, Youssef, flatté par ce discours, hoche la tête et se met à lire mes annotations sur sa copie. Petite victoire.
8 h 25. Au cours du devoir d'éducation civique, j'avais posé, à partir d'un cas concret, une question du genre : "Peut-on justifier des insultes racistes par le principe de la liberté d'expression ?" Je reconnais que la question était un peu compliquée, mais j'avais donné la réponse la veille. "Il y a des limites à la liberté ; c'est la loi qui fixe ces limites ; de façon générale, on n'a pas le droit de faire ce qui nuit à autrui." La plupart, et même à vrai dire la totalité des élèves, ont pourtant donné une réponse du type : "Les insultes racistes, ça se fait pas." Je leur avais expliqué qu'il valait mieux se fier à la loi qu'à la morale, parce que la loi est écrite et qu'elle est la même pour tout le monde. Ils avaient hoché la tête, apparemment convaincus. Et ce matin encore, ils acquiescent. Mais si je leur reposais la question demain, je suis persuadé qu'ils continueraient de suivre leur intuition morale plutôt que mon raisonnement légaliste. Tant pis ? Tant mieux ?
8 h 40. Je ramasse les devoirs à la maison. Comme c'était prévisible, Camélia n'a pas fait le sien.
"Ben non msieu, jsuis pas rentrée chez moi, hein. Comment vous voulez que je fasse vot' travail."
On m'a dit avant les vacances qu'elle avait manqué un ou deux jours de classe à cause de la mort de sa grand mère. Et je crois avoir deviné que sa vie familiale n'est pas des plus faciles en ce moment. Mais rien n'a changé dans son comportement : elle bavarde, ricane et paresse insolemment. Peut-être est-elle malheureuse sans le montrer. Peut-être est-elle si bien habituée à une vie rude que le deuil d'un proche n'apporte qu'une nuance à son marasme. Ou peut-être est-elle trop bête pour connaître la tristesse.
Je choisis la facilité en la dispensant a posteriori de ce travail.  
8 h 55. A la sonnerie, je sors dans le couloir. Une voix m'interpelle : "Eh l'blond ! Eh poils de carotte ! Eh l'sale blond !" Je me retourne et l'insulteur détale avant que je puisse voir son visage. Peut-on justifier, etc.



10 h 10. C'est au tour de Dilan de se montrer mécontente de sa note (et il y a de quoi, puisqu'elle a 02,5/20). Je me justifie : "Si je t'ai donné cette note, c'est parce que je pense que tu la mérites. C'est tout. Ne va pas croire que tu es ma tête de Turc."
Horreur ! J'ai oublié une fraction de seconde que Dilan est kurde, comme le rappelle pourtant le petit poignard qu'elle porte en pendentif. Elle fronce les sourcils, qu'elle a épais. Mes explications ne la convainquent pas.



11 h. Marius arrive à mon cours en pleurant.
11 h 50. Les 4° F s'appliquent sur leur contrôle d'éducation civique. En ce jour de rentrée, tous les élèves essaient de faire un effort. Je savoure ces instants de silence et de relative tranquillité. Je vois bien, cependant, que la correction sera un moment difficile. Seuls 6 élèves sur 22 ont su répondre à la question suivante : "La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen a été proclamée en 1789. D'après tes connaissances, que s'est-il passé d'important cette année-là ?"
12 h. Marius vient spontanément m'expliquer la raison de ses larmes. "Mdame Mondésy jbjbsjqjhcoheon trop injuste avec moi jj likh moijùoj rien fait lkdjhhhjkjvll i hjh puni heipofkj skn udngùj pas ma faute hzdilu ghihop snif." Je lui dis que je verrai avec ma collègue. Il ne s'aperçoit pas, heureusement, que je n'ai rien compris à son histoire.



12 h 15. Je mange avec un lance-pierre. La conversation de mes collègues est pauvre, et la mienne est au diapason.
12 h 40. Cindy-Lou est accompagnée par sa mère. Avant les vacances de la Toussaint, elle a piqué à quelques jours d'intervalle trois crises d'hystérie parce que des professeurs lui avaient fait des remarques déplaisantes. La dernière fois, elle a renversé tables et chaises dans la salle de classe et hurlé comme une possédée. Confrontée au CPE, à son professeur principal (moi) et à l'une des victimes de sa fureur, elle se défend crânement. "Quand j'ai tort, j'ai tort. Quand j'ai raison, j'ai raison. J'ai pas voulu m'excuser parce que j'avais pas tort. J'aime pas qu'on soit injuste avec moi." La maman est une maîtresse femme ; elle  regrette sans doute le scandale causé par sa fille, mais il est certain que c'est elle qui lui a enseigné la fierté.
L'entretien menace de dégénérer en conflit frontal et je décide de tenter une autre stratégie. "Cindy-Lou, je crois que tu es une personne très orgueilleuse, et ce n'est pas moi qui te le reprocherai. C'est très bien, d'avoir de l'amour-propre. Mais il y a une grosse différence entre l'amour-propre et la bêtise. Et ce que tu as fait avec trois de tes professeurs, excuse-moi, mais c'est de la bêtise pure et simple. Si tu continues comme ça, ta voie est toute tracée : c'est le conseil de discipline avant la fin de l'année. Et je détesterai qu'on en vienne là, parce que tu es tout sauf une fille méchante."
Elle s'attendait sans doute à une engueulade en bonne et due forme et le fait que je lui tende la main la fait craquer. Elle se met à pleurer. Ses dernières résistances cèdent et elle finit par nous avouer qu'elle est sur les nerfs parce qu'un autre élève de la classe la harcèle (il s'agit de Naoufel, dont il a déjà été question ici). Il la "plante", c'est à dire qu'à la première occasion il la pique avec des mines de crayon et d'autres objets pointus. On promet de mener l'enquête. Elle se mouche. Apparemment, le soulagement d'avoir parlé est supérieur à la crainte de passer pour une balance. L'entretien a été fructueux.
A-t-elle dit la vérité ? C'est une autre histoire.
13 h 10. La photocopieuse fonctionne. Je me signe discrètement en terminant ma dernière série d'A4 recto-verso.
13 h 15. Une pétition est scotchée au tableau de la salle des profs. Le principal se serait comporté en brute vis-à-vis d'une de nos collègues. Il lui aurait interdit au dernier moment d'accompagner une sortie scolaire prévue de longue date, l'aurait rabaissée devant ses élèves et, comble de mesquinerie, lui aurait reproché ses nombreuses absences, alors qu'elles sont dues au fait qu'elle soigne un cancer. L'accusé a collé en addendum un petit billet où il regrette qu'il se trouve des naïfs pour signer ce genre de texte unilatéral. Qui dit la vérité ? Décidément, aujourd'hui, il n'y a aucune certitude possible.
13 h 20. Dans mon casier, invitation à visiter, au musée de l'Histoire vivante de Montreuil, l'exposition "Hô Chi Minh à Paris". Et un rapport (le professeur principal reçoit toujours un double des rapports rédigés au sujet de la classe qu'il gère).



13 h 30. C'est, de nouveau, la 4° F. Je décide de battre le fer tant qu'il est chaud.
"Mes amis, voici ce que j'ai trouvé à l'instant dans mon casier. C'est de votre professeur de français. (Clameur : encore lui !) Je vous lis :
Encore une fois un cours très pénible.
Agit et Naoufel arrivent en retard. Naoufel et Agit n'ont pas fait le travail demandé pendant les vacances. Agit, pendant toute l'heure, ne cessera de poser des questions à tort et à travers, faisant des réflexions à voix haute quand je l'ignore et refuse de lui répondre. Se montre insolent et très perturbateur.
Naoufel n'a ni cahier, ni feuille et refuse de prendre le cours en note. Lui aussi très perturbateur.
Le reste de la classe agité : Gloire, Samira, Ionut.
Je ne réponds plus de rien concernant ma résistance à Agit
."
Ils n'ont rien fait. Ils me disent que le cours de M. Bonhomme est "l'un de ceux où ils sont le plus calme." Agit avoue qu'il n'a pas fait ses devoirs, mais il pense avoir essayé de participer au cours comme un bon élève. D'après eux, le fond du problème est que M. Bonhomme ne les aime pas.
Révolté d'être cité dans le rapport, Ionut pleure.
14 h 10. "Moi. -Bon, allez, j'en ai marre de votre bonne conscience inébranlable. Levez-vous, on va faire la photo de classe.
Agit. -Oh, msieu, jvous en supplie, laissez-moi passer aux toilettes me remettre du gel.
Moi. -Ah non Agit, je suis d'accord avec ta mère, y'en a marre de cette crête ridicule."
En arrivant à la salle où la photo doit être prise, je m'aperçois qu'un gros flacon de gel circule de main en main. Je confisque, mais le mal est fait : les crêtes sont de retour.
C'est tout de même avec un vrai plaisir et même, pourquoi ne pas le dire, avec une certaine fierté que je pose au milieu d'eux. Après tout, est-ce qu'ils ne sont pas aussi un peu mes enfants ? Non, bien sûr que non.



14 h 35. Au tout début du cours, je fais noter aux élèves de sixième le message suivant, destiné à leurs parents :
Madame, Monsieur,
En raison de la grève dans les transports en commun, la sortie prévue au Louvre le jeudi 15 novembre est annulée. J'en suis désolé.

Pleins d'espoir, ils me demandent : "Et vous, Monsieur, vous serez là ?"
14 h 55. Au premier rang de la classe, Ganeshkumar aide Mamoutou à faire ses exercices. Le second vient de l'UPI, il est débile léger ; le premier est l'un des meilleurs élèves que j'aie jamais eu. En jouant le rôle de professeur auxiliaire, Ganeshkumar évite de trop s'ennuyer pendant mes cours, qui sont pour lui d'une facilité lamentable. Il faudra tout de même que je lui parle pour le dissuader de s'orienter vers les métiers de l'enseignement.



15 h 40. Cinquième. Je voudrais bien éviter d'exclure Alberto de mon cours, pour une fois. Ça ne va pas être évident : il est entré dans la classe en dansant la tecktonik. Pendant que les autres planchent sur l'histoire de Mahomet, je m'assois à son côté. Il est de toute évidence heureux que je ne m'occupe que de lui. Il essaie de répondre aux questions. Sa bonne volonté est touchante. Mais je ne me suis pas éloigné de lui depuis dix minutes, qu'il recommence son numéro.
16 h 05. "Où se trouve la première résidence du calife ?
-A Adams" répond Chafika.
16 h 15. Fasciné par mes nouvelles chaussures, Jude a perdu le fil du cours depuis dix bonnes minutes. Je le rappelle à la réalité. Sa réponse : "Mme Galy, elle a les mêmes, mais avec un bout pointu."



16 h 35. Fin de mon dernier cours.
17 h 10. En ayant fini avec la paperasse, les coups de téléphone, etc, je quitte enfin l'établissement.
17 h 15. Garbage : The trick is to keep breathing.
18 h 25. Je suis de retour chez moi. Mon fils me saute dessus. "Papa, papa, eh papa, on fait une bataille de dinosaures ?
-Je peux avoir un bisou d'abord ?
-Eh, regarde, le tyrannosaure il arrache un énorme morceau de chair du stégosaure avec ses grandes dents pointues, rrrrrrh.
-C'est tout à fait ce que je ressens."

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