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La fille qui avait un jour tourné un film d’horreur

Par La Chose

Parce que tout blog de fille qui se respecte ne manque jamais d’évoquer les joies ineffables de la maternité, de la première dent de la petite Léa aux régurgitations  verdâtres du merveilleux Alexandre

C’est un fait désormais bien établi, accepté par à peu près tout le monde (c’est-à-dire moi-même, myself, ma pomme et mézigue):
Le caméscope peut non seulement apparaître comme le symbole ultime de la beaufitude la plus crasse, mais également se transformer, si l’on n’y prend garde, en véritable arme de destruction massive.

A l’époque déjà relativement lointaine où je me suis découverte fertile et gravide, ma joie s’est exprimée de diverses façons. Citons les borborygmes féminins totalement incompréhensibles (« mmphheureuse », « argghhtrobien », « ouhhhputain »), le regard bovin et hagard de la femelle complètement centrée sur sa matrice et parfaitement indifférente aux rotations de la planète (ainsi qu’à l’actualité, à la météo, aux cours de la Bourse et à tout ce qui ne concerne pas directement les troubles urinaires et les petites nausées de la grossesse), ainsi que la débilité profonde qui s’installe insidieusement et se manifeste par des onomatopées primitives dès qu’un nourrisson apparaît sur l’écran du téléviseur ou sur la couverture d’un ridicule magazine féminin.
Ayant régressé au stade primaire de l’homo sapiens de sexe féminin sur le point de pondre, la future jeune maman exprime, le plus souvent, un désir nouveau et parfois en contradiction totale avec sa nature profonde: celui d’acquérir, de manière urgente, l’un de ces appareils bourrés de technologie japonaise à bas prix et qui font fureur dans les catalogues de vente par correspondance, j’ai nommé le caméscope numérique.
N’ayant point échappé à cette pathologie mentale lourdement handicapante provoquée par la gestation, je devins, il y a quelques années, l’heureuse propriétaire d’un tel appareil, qui se transforma rapidement en un prolongement technico-organique de mon petit corps enflé et boudiné, semblable à un troisième bras, à un troisième oeil, voire même à un deuxième cerveau (ce qui, me concernant, n’était somme toute pas un luxe).

Non seulement je me mis à filmer la moindre minute de ma merveilleuse grossesse, mais en plus, une fois le monstre enfin mis au monde (après des heures de dur labeur, que même une appendicectomie sans anesthésie c’est du flanc, en comparaison), je fus prise d’une véritable frénésie filmique, comme si, en laissant échapper le moindre moment de cette vie fraîchement démoulée, bavante et hurlante, je risquais d’en perdre le souvenir à jamais (parfois je  me demande où je vais chercher tout ça)

La fille qui avait un jour tourné un film d’horreur

Après avoir gaspillé des kilomètres de bande pour saisir la moindre de mes varices gestationnelles, je me mis donc à traquer le plus petit vagissement, la plus insignifiante œillade de ma toute jeune progéniture, avec un acharnement et un enthousiasme qui frisaient la pathologie mentale caractérisée.
Or, dans mon hystérie maternelle quotidienne, il ne me vint bien sûr pas un seul instant à l’esprit que tout ce que je gravais consciencieusement sur disque allait, sauf tsunami imprévu ou séisme apocalyptique,  passer à la postérité sous forme de gigabits d’images animées confinant au pathétique.

Et comme il m’arrive, une fois environ tous les dix ans, d’éprouver ce qu’on peut appeler de la nostalgie pour ce qui fut et n’est plus, je me suis surprise, il y a quelques jours, à faire défiler sur l’écran de ma télévision la totalité des rushes autrefois engrangés et imprudemment stockés dans le ventre d’un super-ordinateur.

J’aurais bien évidemment mieux fait de choisir de me tirer une balle après avoir ingéré du cyanure tout en me mettant la tête dans le four.

Car enfin, que constate une femme plus ou moins politiquement éveillée, à quelques années de ce que l’on nomme pudiquement l’âge mûr, relativement bien dans ses baskets, équilibrée dans sa vie professionnelle et se considérant elle-même comme suffisamment adulte pour mener de front une vie de famille, une carrière et divers engagements associatifs?
Ce qu’elle voit, au moment où elle prend la responsabilité d’appuyer sur la touche « play », c’est une attardée mentale profondément atteinte, qui sourit béatement à l’objectif en agitant la main, et qui, à chaque mouvement de son marmot, se met à braire en convulsant comme un âne atteint de la maladie de Parkinson tandis qu’un mince filet de bave lui dégouline sur le menton.
Ce dont elle est témoin, ce n’est rien d’autre que la négation même de toute notion d’intelligence et d’évolution de l’espèce, lorsqu’elle se voit en train de bêler « ouhhhhhhh » et « hiiiiiii » à chaque flatulence enfantine.
Ce qu’elle contemple, c’est tout simplement l’illustration de la connerie la plus consternante, quand elle se regarde en train de brailler « kikou » et « braaaaavo » à chaque grognement, chaque geste maladroit exécuté par le chiard en question.
Phlegmon rote bruyamment et régurgite un kilo de carottes écrasées?
« Ouuhhhhhhh! »
Phlegmon envoie un scud de matières fécales sur le carrelage de la salle de bains pendant qu’on lui change sa couche?
« Hiiiiiii ! »
Phlegmon s’écrie, entre deux pets sonores, « blaaatêpurge » tout en se bouffant les pieds dans la position du yogi en pleine méditation transcendantale?
« Braaaaaaavo ! »
Phlegmon glisse un regard indifférent et morne à la caméra, trop occupée à arracher le cartilage des oreilles du vieux matou de la famille?
« Kikou ! »

Le summum de l’horreur a évidemment été atteint lorsque Loutre, qui d’ordinaire daigne pointer le bout de son museau après dix-neuf heures, m’a littéralement poignardée dans le dos en osant regagner ses pénates avant le crépuscule, me trouvant prostrée dans le canapé, accablée, muette face à cette autre moi-même qui se vautrait joyeusement dans la fange la plus affligeante du gâtisme maternel.

Je passe rapidement sur le fou-rire semblable aux jappements pervers d’une hyène psychopathe qui a immédiatement saisi l’immonde créature et l’a envoyée se rouler par terre pendant cinq bonnes minutes, tandis que j’essayais courageusement de lui ouvrir la gorge avec un épluche-légumes émoussé.

Accessoirement, j’ai peut-être trouvé un début d’embryon d’explication au fait que ma fille soit rapidement devenue une étrange petite personne au Q.I de Prix Nobel de littérature, totalement infoutue de nouer des lacets ou de monter sur un vélo mais parfaitement à même d’exprimer des théories assez valables sur le sens de la vie, la profondeur abyssale du concept d’infinitude ou les causes intrinsèques des pulsions violentes chez l’enfant unique.

Classé dans :A propos des varices, des hémorroïdes et autres joies indescriptibles de la maternité

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