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Agences de notation

Publié le 15 février 2010 par Marcaragon


NotateursDeux mois avant sa chute, le géant transalpin du lait Parmalat arborait encore le fameux triple A, ce sésame de solvabilité qui lui avait permis de crocheter sept milliards d’euros sur les Marchés au cours de la décennie passée. Rien ne manquait à la panoplie de ce goliath qui eût assombri les reflets de son excellence financière, ni la myriade de sociétés offshores destinées à brouiller la piste, ni la comptabilité créatrice, travaillée à la pince-monseigneur, pour soulager le bilan. A l’image d’un Arthur Andersen expertisant les comptes d'EnronTake the money Enron
(…) « Nous jugeons que la période actuelle offre une opportunité très rare d'acheter les actions d'une firme qui demeure extrêmement bien positionnée pour croître à un rythme substantiel. Nous sommes sûrs que les on-dit négatifs autour de l'a compagnie sont faux, non fondés sur des éléments concrets (...) Nous estimons que les cours actuels intègrent les pires craintes des investisseurs ». Cette apologie titrée « Still the best of the best », rendue publique le 9 octobre 2001, fut l'édifiante contribution de la banque Goldman Sachs à la gloire de la société Enron, deux mois avant sa chute. Arthur Andersen, qui expertisait les comptes, n'avait rien trouvé à y redire (…)

, les cabinets Grant Thornton, de 1990 à 1999, puis Deloitte-Touche
1, certifièrent ceux de la mamma parmesane sans broncher ; quelques banques d’affaires de premier plan, comme Bank of America ou Deutsche Bank, furent de ce savant jeu de fumée, mais aussi Citigroup, qui se fit remarquer en portant sur les fonts baptismaux une société-écran à l'intitulé de circonstance : Buconero, « trou noir » en italien 2 ! Le 22 janvier 2004, le défunt à peine froid, les carabiniers milanais firent irruption dans les bureaux de Standard and Poor’s, l’agence de notation qui avait auréolé Parmalat, pour savoir comment tout cela était possible.

 
 

Dans l’entrelacs d’intérêts croisés où chacun s’oblige, et parfois regarde ailleurs, les agences de notation veillent et comptent les points. Elles sont du sérail depuis la seconde moitié du XIXème siècle, quand l’Amérique entreprit sa conquête de l’ouest à toute vapeur, semant au passage banquiers et commanditaires qui suaient à suivre ce train d’enfer : en mal de capitaux, les sociétés ferroviaires se tournèrent vers le marché obligataire pour alimenter la machine. La floraison d’emprunts qui s’ensuivit fit vite émerger le besoin de mieux distinguer le bon grain de l’ivraie. En 1868, Henry Poor publia les premières statistiques financières indépendantes ; en 1908, John Moody osa les premières notations de crédit 3 ; en 1913, John Fitch leur emboîta le pas. Ainsi naquirent peu ou prou Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch Ratings, trois des agences de notation oligopolistiques 4 parmi la centaine opérant dans le secteur. Leur objet est resté inchangé : jauger les émetteurs, estampiller les titres, et proposer des perspectives sur l’évolution possible de ces cotations à moyen terme. Le reste n’est que poésie : car, outre les notations d’autorité, commises sur la base d’informations publiques, la notation est généralement sollicitée par l'émetteur et payée par lui. Ainsi ce meilleur des mondes, impartial et droit dans ses bottes, n’échappe-t-il pas à l’ordinaire du conflit d’intérêts 5-1, sous l’œil vitreux des régulateurs !

La fièvre spéculative qui précéda l'e-krach montra tout ce que les Marchés comptaient d’aveugles, à perte de vue. Anesthésiée par les milliards qui tourbillonnaient, la loge financière prit congé du réel : analystes financiersConvictions acheteuses
(…) La hausse est l'essence du Marché, son fonds de commerce. Dans l’univers financier empli de perspectives radieuses, c’est-à-dire de commissions, de mandats et de plus-values, le pessimisme est une denrée ruineuse. Nul ne doit meurtrir la prospérité de tous, qui est au coin de la rue ! Sans cesse ni répit, les indices doivent progresser, battre des records, enthousiasmer les acteurs, frapper les consciences pour alimenter la machine en argent frais. Car les investisseurs nouveaux, recrutés au vent, ne manifestent d’intérêt que pour l’augmentation prochaine des prix ; ils n’ont qu’une vague idée de la valeur à long terme des actifs qu’ils acquièrent (…)

, auditeurs, experts et autres mouches du coche attestaient du boom, et nul ne douta plus du renouveau des âges. Les agences de notation ne déparèrent dans ce tableau idyllique, distribuant à l’envi leurs incitations à l’achat : entre 1997 et 2000, plus de 90% des notes attribuées étaient positives
6, au mépris de l’endettement considérable auquel s’exposaient les démiurges de la nouvelle ère : 29,3 milliards de dollars pour Worldcom, le plus gros failli de l’Histoire, 12,4 milliards pour Global Crossing … Enron par exemple, plus (mal)faisan(t) que dot.com mais de ce temps, ne vit Moody’s dégrader sa dette long terme que le 29 octobre 2001 ; et ce n’est que le 28 novembre, soit moins d’une semaine avant son trépas, que l’agence Standard and Poor’s réduisit enfin la cote de crédit de l’électricien à de la pacotille, suivie le lendemain par ses consœurs. Pareille cécité, si fraternellement partagée, ne pouvait qu’elle ne débouchât tôt ou tard sur un commencement de flair pour les affaires générales. A l’été 2002, alors que les indices boursiers avaient déjà perdu 40%, les agences de notation, qui n’auraient su davantage faire fi sans déchoir, rallièrent la commune opinion, celle du désastre.

Aux appels à l’éthique et à la transparenceLa transparence : et après ?
Voici revenu le temps de l’éthique, celui de la transparence et de la vérité qui commandent toute la noblesse de l’action humaine. Quelques préceptes moraux de cette nature, que l’on avait mis sous le tapis en ces années d’euphorie boursière, refont ainsi surface à l’heure des mécomptes. La débâcle financière, doublée d’une apoplexie bancaire, triplée d’une crise économique, réveille subitement en nos consciences cet obsédant désir de moralisation des affaires, et nous percevons ce dessein comme un viatique obligé à la sortie de crise (…)

, coutumiers des lendemains de crise, succéda le Credit Rating Agency Reform Act, en 2006, qui délégua la régulation des agences de notation locales à la SEC, le gendarme de la bourse américaine. La myopie de l’institution vis-à-vis des précédents carnages financiers n’augurait cependant rien qui rassurât tout à fait. Bientôt, telle la baronne de Nucingen forcée de mener grand train car elle avait beaucoup de dettes, les ménages américains se répandirent dans le crédit, fouettés par la bulle immobilière qui permettait qu’on réempruntât sur le surplus de valeur des logements
7. La titrisation battit son plein, jusqu'à contaminer les couches les moins solvables de la population. Le génie financier fit le reste : les agences de notation compatirent, qui donnèrent massivement du triple A à des dérivés de crédit qu’elles aidaient en outre à structurer 5-2 ! Près de 55% de ces produits obtinrent la cotation maximale contre seulement 2,5% à la dette d’entreprise ! Et plus de trois dérivés sur quatre furent logés dans le segment le mieux noté 8. La fleur des pois était enfin éclose, et chacun sut en extraire tout le miel : Moody’s y réalisa 44% de son chiffre d’affaires en 2006, et jusqu’à 53% au premier trimestre 2007 9. Nul ne s’interrogea davantage sur cette quintessence absconse : accréditée à grande échelle par les notateurs, la titrisation assermentée flamba, jusqu’à l’ippon.

Voici enfin la notation des Etats, qui n’est pas d’une meilleure eau. Le trauma contemporain le plus significatif sur la solvabilité souveraine, celui des embarras monétaires de la fin du siècle dernier, montra assez les limites des examinateurs : à l’exception de la Thaïlande, aucune des nations impliquées dans la crise asiatique ne fut dégradée avant le collapsus. La crise mexicaine intervint fin 1994 mais le Mexique ne fut pas disgracié avant le 10 février 1995 par Standard and Poor’s, et Moody’s ne changea pas son appréciation 10 ! Bah, notation des entreprises, des emprunts ou des nations, c’est égal : hors les arrangements comparses qui sont de toutes les époques, la mitraille déjoue toujours les approches théoriques qui prévalent en temps de paix. Ainsi le réel navre-t-il les modèles d’évaluation mathématiques, généralement browniens, pensés dans un univers lisse, sans à-coups ni à-pics, celui de l’aléatoire apprivoisé ou du hasard bénin 11, qui nobélisèrent tant de fétichistes de la courbe en clocheLa courbe en cloche sonne Wall Street
(…) Au début du XXe siècle, Louis Bachelier, un jeune mathématicien français qui étudiait les variations de prix des bons du Trésor, nota que celles-ci se dispersaient avec régularité autour d’une occurrence centrale. L’histogramme qu’il traça prit la forme de la fameuse courbe de Gauss-Laplace, dont le contour est celui d’une cloche renversée. Il postula que les cours baissaient ou montaient à égale probabilité, tels un dé qui roule. Ce modèle, dit de « marche aléatoire », dormira un demi-siècle avant d'être exhumé par Paul Samuelson en 1954. La science du risque s'en empara, et ne manqua pas d'en rajouter (…)

. En particulier, Moody’s établit ses grades à l'aide d'un modèle appelé « KMV », basé sur ces processus d’école, assagis, qui minorent le risque et conduisent finalement à surcoter la notation. Les chercheurs nous disent que d’autres calculs sont possibles, peut-être meilleurs sur la durée
12. C’est à voir : les formules les mieux huilées se heurtent toujours au sens pratique des hommes, qui eux comptent l’argent.

Mi-juillet 1929 déjà, trois emprunts sur quatre figuraient encore dans le segment le mieux noté des agences du moment, Fitch, Moody, Poor et Standard 13. Comme on le voit, le fourvoiement est de toutes les époques, et sa constance granitique ! Point de solutions en l’état actuel, sauf à ce qu’une instance internationale du type FMI vienne à superviser le secteur. Voire même, s’en saisisse tout à fait.


(1) Michel Aglietta – Antoine Rebérioux (2004) - « Dérives du capitalisme financier » (2) Victoria Turbia (2007) - « Comment échapper aux scandales financiers ? »

Page 44 - « L’utilisation de sociétés fictives a aussi été le fait de Parmalat. L’une d’entre elles s’appelait Buconero, trou noir en italien. Elle n’appartenait pas à Parmalat mais à Citigroup. Buconero était officiellement un véhicule d’investissement crée par la banque pour monter un partenariat avec Parmalat. Buconero et Citigroup ont toutes les deux apporté de l’argent à une filiale de Parmalat basée en Suisse, Geslat. Mais la seule activité de Geslat a ensuite été de prêter de l’argent à des filiales de Parmalat … »

(3) Gérard-Marie Henry (2003) - « 100 questions sur la mondialisation »
(4) L’Express, le 01/08/2002 - « Les agences de notation en procès »

« Pour exercer ce métier, l'agrément de la Securities and Exchange Commission (SEC) est indispensable. En 1975, afin de garantir la probité et la qualité des agences de rating (notation, en français), la plus haute autorité boursière américaine a créé un label. Standard & Poor's, Moody's et Fitch l'ont décroché, mais, en vingt-sept ans d'existence, rappelle Lawrence White, professeur à l'université de New York et l'un des meilleurs analystes de la profession, le petit club a, en tout et pour tout, admis quatre nouveaux membres. Et, par le jeu des fusions, ils ont tous été absorbés par Fitch. Depuis sa création, cette certification s'est ainsi muée en véritable barrière protectionniste, limitant l'entrée de nouveaux venus ».

(5) Paul Jorion (2008) - « L’implosion »

Page 221 – « Au printemps de 2008, les rehausseurs de crédit se trouvaient toujours sur le fil du rasoir : les plus importants d’entre eux étaient parvenus à se recapitaliser, mais jamais à la hauteur du risque encouru. Les rapports entre eux et les notateurs avaient monté d’un cran dans l’acrimonie. MBIA s’était rebiffée contre la notation que Fitch lui accordait, et avait enjoint au notateur de s’abstenir dorénavant. Fitch avait répondu que s’il s’agissait d’une question d’argent, il décernerait les grades gratuitement ! MBIA n’avait pas apprécié la plaisanterie et avait réclamé les données qu’elle avait communiquées au notateur, sur quoi celui-ci avait déclaré qu’il n’avait pas besoin de celles-ci pour continuer de noter. Et ainsi de suite … »  

Page 130 - « … Les agences sont rémunérées pour deux types de services distincts : elles aident les firmes émettrices à structurer ces obligations, et (…) elles fixent les seuils auxquels des déclencheurs permettent à des fonds de réserve d’être réallouées à des tranches déficitaires : elles émettent ensuite une opinion quant au garde de crédit (AAA, AA, A, BBB, etc) que cette obligation mérite. Il y a là bien entendu, une apparence de conflit d’intérêts, puisque la rémunération par le client pourrait encourager au laxisme dans la notation … »

(6) Vincent Almond (2003) - « Les mensonges de la Bourse »
(7) Cette facilité est désignée dans la littérature anglo-saxonne sous le vocable de « piggyback
»
(8) Financial Times, le 16/08/2007 - « Fitch ratings »
(9) Frédéric Lordon (2008) - « Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières »

(10) Journal of Banking & Finance, le 10/08/2005 - « Sovereign credit ratings : guilty beyond reasonable doubt »
(11) Expressions respectives de Paul Jorion et Benoît Mandelbrot
(12) Le Nouvel Observateur, le 09/10/2008 -
« Un krach des maths »

« (…) Avec François Quittard-Pinon, de l'université de Lyon-I, Olivier Le Courtois a recalculé un ensemble de probabilités de défaut de remboursement établies par Moody's sur la période 1920-1996. Dans ce nouveau calcul, les deux professeurs de finance ont utilisé un processus dit de Lévy qui permet d'introduire les risques extrêmes dans la modélisation. Résultat : ‘ Notre modèle prédit, sur le court terme, un risque de faillite jusqu'à 5 fois plus élevé que les modèles classiques, dit Olivier Le Courtois. Et la comparaison avec les données historiques montre que notre calcul n'exagère pas les risques, ce sont les modèles classiques qui les sous-estiment ‘ » 

(13) Richard Levich (2002) - « Ratings, rating agencies and the global financial system »



Illustration
: Image extraite du blog Gaiaeconomics




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