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Le temps n'est plus aux larmesCette semaine des milliers
d'Haïtiens se sont unis dans la méditation et la prière pour réfléchir aux
conséquences du séisme dévastateur du 12 janvier. Il est certain
qu'historiquement on devra désormais parler de l'avant et de l'après séisme. La
magnitude et l'étendue des dévastations sont sans conteste incalculables.
Malgré l'effort important des citoyens juste après la catastrophe, de la
communauté internationale ensuite, il reste un mois après, des dizaines de
milliers de sans-abris, des infrastructures détruites, une situation sanitaire
précaire, une économie en lambeaux, le deuil et le désespoir. Les élites
politiques et sociales déjà dépassées et incompétentes face aux problèmes de
l'avant 12 janvier sont aujourd'hui encore plus démunies dans cette tragédie.
Au delà de la douleur et des larmes humainement légitimes, le pays attend
surtout des actions et des réponses rapides aux multiples problèmes des
urgences à gérer et de la reconstruction. Plutôt que de raconter une cent
millième histoire de tremblement de terre, ce papier tente d'amorcer la
réflexion autour des vrais problèmes de l'heure. Sans prétendre apporter de
solution définitive, il explore des pistes, propose des directions.La question du pouvoir.Il est certain que ce dont on aurait le moins besoin en ce moment c'est d'une
crise politique. Mais il est aussi vrai que toute démarche de gestion des
urgences, d'organisation de l'aide et de la reconstruction passe par le pouvoir
politique. Je ne m'étendrai pas sur les lacunes ou incompétences individuelles;
ce n'est guère le moment de faire le procès de qui que ce soit. Disons-le sans
hypocrisie, par-delà les hommes qui l'ont constitué, c'est le système lui-même
qui a échoué. Cet échec ne date d'ailleurs pas du 12 janvier. Il est impensable
qu'un système, une équipe ou des hommes qui ont été incapables de gérer la
précarité de ces dernières années puissent se révéler subitement à la hauteur
des défis d'aujourd'hui. Il est clair qu'avec cette présence internationale
massive à la fois militaire et financière, l'état haitien fait aujourd'hui
figure de marionette ridicule et sans consistance, juste là pour la bienséance
et les apparences. Je crois qu'il faut aller au-delà du théâtral et voir enfin
la vérité en face. Ces apparences que l'on veut sauver pour nous ne nous sont
guère utiles ou nécessaires dans l'instant. Ce système pourri et improductif
depuis 200 ans qu'on veut nous rapiécer, n'est-il pas venu l'opportunité de
s'en débarrasser? Déjà j'entends parler de la prolongation du mandat des uns et
des autres. Je ne crois pas que ce soit dans le pur intérêt national. Puisqu'il
faudra encore une fois violer la constitution pourquoi ne pas poser le problème
de la refondation? Le moment inspire la compétence, l'action, l'intégrité. Il
n'est plus le temps de la politique creuse et verbeuse, du pouvoir pour le pouvoir,
sans vision ni programme. Le moment demande abnégation, patience et leadership.
Le changement s'impose, non pas par pur cosmétisme mais parce que, plus que
d'argent et de dons, cette population a besoin d'être mobilisée autour d'un
projet national et qu'elle ne saura l'être que par des voix neuves et
crédibles.La
question des urgences.L'urgence des urgences peut se résumer en une phrase. Il y a près de 2 millions
d'Haïtiens dans la rue, dans une précarité sanitaire et sécuritaire. On aurait
dû déjà les en sortir. Il est certain qu'en ce sens l'effort national et
international s'est révélé jusqu'ici infructueux. Je ne crois pas que tous ces
chiffres annoncés dans les médias, tous ces millions égrenés auront un sens
tant qu'il restera un seul Haitien dans la rue. La saison des pluies arrive, et
puis les ouragans... L'actualité du séisme glisse doucement des grands titres.
L'Américain ou l'Européen moyen vont bientôt pouvoir dîner en paix sans être
incommodés par l'image de nos souffrances. Et pour nous une somalisation
muette... Avec ou sans tentes il faudra bien s'en sortir. La solution des
tentes ne me semblait pas d'ailleurs très capable de résister à un ouragan
force 3. Alors quoi?A tout problème complexe, solution complexe et sûrement pas unique. Leadership
et créativité s'imposent. Là encore il faut voir les choses en face. On devra
déplacer de grands pans de population quelles que soient les solutions
adoptées. Les gens se sont en effet agglutinés dans des lieux inadéquats, de
préférence à proximité de leurs anciennes résidences. Il faut souligner la
proportion massive d'habitats endommagés mais non détruits qui ne servent plus
que d'entrepôts pour les biens de leurs propriétaires ou locataires. Les gens
ne se déplaceront que s'ils ont la garantie que ces biens sont en sécurité. Les
solutions peuvent prendre la forme d'abris-dortoirs en structures légères sur
des sites minutieusement choisis. Bien conçus et en utilisant à la fois les
énormes moyens de l'international et la force de travail disponible dans la
ville, ils pourraient être construits dans un temps record avec des matériaux
plus faciles à trouver que des tentes. Pour les biens, des conteneurs déposés
sur des sites sécurisés. Et puis s'est-on aussi posé la question de savoir
combien de gens en province peuvent encore accueillir des réfugiés? Leur a-t-on
seulement demandé? Une subvention à ceux qui le feraient pourrait convaincre
bien des indécis.La
reconstruction.Un mot qui donne le vertige à plus d'un par la quantité de milliards qu'il fait
miroiter. Mais bon si c'est pour refaire ce qui à l'évidence n'a pas
fonctionné, à quoi bon? Il faut rebâtir une capitale certes, ici ou ailleurs.
Rebâtir Port-au-Prince sûrement, ne serait-ce que pour le patrimoine. Mais
reconstruire une mégapole de 2 millions d'habitants à proximité d'une faille
sismique majeure serait de la pure inconscience. Alors oui, quelques milliards
pour Port-au-Prince mais le gros des milliards pour la province et la
décentralisation. Et le plus gros travail ce ne sera pas de décentraliser
l'Etat et l'économie, l'éducation, la sécurité, la justice et la santé. Ce sera
surtout de décentraliser nos mentalité, d'apprendre à penser autrement qu'en
moun anba et moun anwo, moun andeyò et moun lavil.Au final bien du pain sur la planche. Pour les urbanistes, ingénieurs,
architectes, éducateurs, médecins... d'ici et d'ailleurs. Car il faut bien
l'admettre, même avec l'apport de la diaspora, le pays n'aura pas assez de
cadres pour cette refondation. Je me souviens de ces cadres haïtiens envoyés
dans l'Afrique des années soixante pour accompagner ces Etats fraîchement
indépendants et qui y ont laissé le meilleur d'eux-mêmes. Alors "back to
Africa?" ou "back to Haïti?". Je me souviens de Bolivar et
Miranda recevant des armes et munitions à Jacmel. Je me souviens de Savannah,
de notre contribution à la liberté. Que de dettes non payées...
Voilà bien le programme d'une génération. Non pas une chance qui passe mais la
seule, l'ultime. Une chance qui sera minée si l'on n'y prend garde par notre
mal endémique, cette corruption qui nous est si chère et à laquelle
s'embrigadent volontiers nos amis étrangers. Alors attention! Ce sera un pays
pour tous ou alors l'enfer pour la majorité et l'exil doré pour certains. Mais
on a déjà vu ça quelque part, non?Richard Sénécal14 février 2010