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Quand la ville tente de se débarrasser de ses « clochards »

Publié le 16 février 2010 par Labreche @labrecheblog

sdf3.jpgCeux que l’on appelle, de manière indifférenciée, les « sans abri », les « sans domicile fixe » ou encore les « clochards » dérangent la ville. Depuis quelques années, ils semblent plus nombreux ou du moins, plus visibles. On les voit dans les parcs, dans les transports en commun, ou encore sur le boulevard périphérique parisien. Le nombre de « sans domicile fixe » en France est difficile à évaluer. Dans une enquête de 2001, l’INSEE estimait qu’ils étaient 86 000 et en janvier 2007, dans son 12e rapport annuel la Fondation Abbé Pierre en comptait 100 000.

Pourtant, en pleine campagne des élections régionales aucun programme de partis politiques, en région Ile de France, ne propose de mesures d’aides à la réinsertion de ces personnes. L’Union pour un Mouvement Populaire (UMP) rappelle leur existence dans ses chiffres clés (50 000 personnes) et Europe écologie annonce, qu’il faut « une politique spécifique à destination des sans logements », sans plus de précisions. Ces faits soulignent le peu d'intérêt que les partis politiques et les électeurs portent aux « clochards » préférant déléguer cette responsabilité aux associations.

Qu'est-ce qu'un « clochard » ?

Les termes de « sans domicile fixe » ou « sans abri » décrivent souvent une même réalité. Toutefois, la notion de « sans domicile fixe » est plus large car elle fait référence aux personnes qui non pas de résidence fixe. Elle inclut les personnes qui vont d’un lieu d’hébergement à un autre sans obligatoirement dormir dans la rue. Toujours selon, un rapport de 2006 de l’INSEE, « elle repose moins sur le critère de l’habitat que sur celui de la précarité du statut d’occupation »1. En revanche, un « sans abri » ne dispose pas d’un lieu couvert pour se protéger des intempéries, dort dehors ou dans un lieu non prévu pour l’habitation (quai de métro, cave, etc.). En 2007, une étude de l’INSEE dénombrait 14 600 personnes vivant dehors. Un total en hausse de 35% par rapport à la précédente enquête, en 1999 : on en comptait alors 10 800. Ces termes devenus usuels prêtent à confusion et édulcorent des réalités diverses.

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Dès lors, notons que l’article s’intéressera plus spécifiquement à ce que l’on appelle les « sans-abri » et préférera à cette expression celle de « clochard », qui correspond dans l'imaginaire collectif à un être en errance, et qu'utilise d'ailleurs Patrick Declerck dans son ouvrage de référence, Les Naufragés2. L’auteur y note que les difficultés pour désigner ces hommes prouvent qu’ils échappent à une réflexion claire. Aux difficultés rencontrées pour les définir se greffent leur immobilité, leur stationnement dans certains lieux : ces êtres dérangent car on ne peut identifier ce qu’ils font, leur rôle. Comme l’explique Michel Lussault, se tenir immobile dans notre société est considéré comme une remise en cause de la « norme sociale puissante » à l’heure de la mobilité permanente3.

« La police des places »

Or, l’on chasse « les clochards », arguant qu’il y a des places dans les centres d’hébergement d’urgence. Pourtant, la mission Ville et logement de la loi de finances 2010 prévoit, en son programme « Prévention de l’exclusion et insertion des personnes vulnérables », une diminution des dépenses pour l’hébergement d’urgence et l’aide alimentaire. En effet, les crédits consommés en 2008 étaient de 228 millions d'euros, et les crédits inscrits au PLF 2010 s'élèvent à 214 millions d'euros, soit une baisse de 6,3%. La raison en est qu’après l’hiver 2006-2007 et les actions de l’association Don Quichotte, les pouvoirs publics ont donné la priorité à des solutions de moyen et long terme. Cette situation explique aujourd’hui les annonces successives d’ouvertures de lits pour accueillir les plus démunis en cette période de grand froid.

Mais au-delà de cet abandon politique, la ville rassemble une communauté de personnes. Comme le précise Marcel Roncayolo, « la notion de ville implique l’agglomération d’une population, c'est-à-dire la concentration de l’habitat et des activités […] ; un mode de vie ou des formes de sociabilités particulières, un aménagement des espaces et des objets urbains qui implique une organisation collective4. C’est pourquoi le rapport aux plus fragiles livre des enseignements sur notre manière de vivre ensemble.

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Robert Castel, dans Les Métamorphoses de la question sociale5 rappelle combien le concept d’exclusion est flou, et lui préfère le terme de désaffiliation. Par cette subtilité, il entend mettre en évidence que personne n’est jamais véritablement en dehors de la société, « exclu », mais que les individus se répartissent en fonction des protections dont ils bénéficient, et de leur vulnérabilité. La désaffiliation n'est pas un état immobile : elle est une dynamique, et le passage à l'état de clochard est un processus complexe et multifactoriel. Patrick Declerck considère d'ailleurs qu’il ne faut pas réduire la « clochardisation » à un seul type de causes, celles-ci pouvant être socio-économiques, familiales ou encore culturelles. Les individus glissent en périphérie de notre société, et pourtant les « clochards » n'y sont pas des étrangers, plus encore, leur existence et nos relations à eux témoignent de la désagrégation du tissu social. Or, face à ce constat, il ne s’agit plus de chercher des solutions collectives mais de les éloigner. Que penser des groupes de commerçants et riverains demandant l’expulsion des clochards de leur quartier, ou encore des nouvelles politiques d’aménagement urbain visant à les déloger ? Cette « police des places » que décrit Michel Lussault est « l’ensemble de ce qui définit et régule le régime d’allocation des places […]. Cet ensemble associe des institutions, des collectifs, des individus et des normes. »

Prévention situationnelle

Un des exemples de ces politiques d’aménagement visant à écarter les « clochards » est la prévention situationnelle, une pratique qui s'est progressivement répandue en France.

Cette méthode a été notamment théorisée en 1961 par Jane Jacobs6, philosophe et architecte de l’urbanisme, suite aux travaux de l’école de Chicago sur les éléments de contexte de la criminalité. Jane Jacobs a inauguré l’idée d’un lien entre l’urbanisme et la territorialité, en affirmant la nécessité de lutter contre l’anonymat et l’isolement, résultant notamment de l'urbanisme planifié, pour réduire le crime dans les zones résidentielles. Pour autant, Jane Jacobs était opposée à l’idée d’une planification urbaine qui conduirait à l’isolement de l’individu. Cette thèse a par la suite, été reprise et surtout détournée par C. Ray Jeffrey dans Crime prevention throught environnemental design (1971), et par Oscar Newman dans Defensible space (1972). Ce dernier en particulier argue de la nécessité de mettre en place un « environnement défensif » contre la criminalité dans les quartiers résidentiels. Par cette réflexion est introduite l'idée d'instaurer un contrôle informel de la communauté sur ceux qui l'entourent et la menacent.

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Désormais, on considère ainsi qu’il existe des lieux privés ou publics en ville qui seraient propices aux actes criminels, et l’aménagement pourrait apporter une réponse à ces problèmes de sécurité en repensant l’espace urbain. La prévention situationnelle permet donc de prendre en compte dans les projets de construction les réalités des phénomènes d’insécurité existants ou prévisibles. Mais, sous couvert d’un discours sécuritaire, les collectivités entendent ainsi déplacer les « indésirables », les repousser hors des centres-villes et de certaines zones protégées.

Si ces changements ne se laissent pas forcément remarquer, l’espace a déjà évolué. Comme le note Michel Lussault, en prétextant qu’il fallait sophistiquer le mobilier urbain les pouvoirs publics ont intentionnellement rendu les places assises inconfortables pour éviter que l’on puisse y demeurer. Le collectif Survival Group a répertorié bon nombre de ces aménagements, qu'il a dénommés « anti-sites ».

Ces lieux dévoilent l’ambiguïté de la politique menée par les grandes villes aujourd'hui, à commencer par Paris. D’une part, la municipalité laisse le paysage urbain se transformer et repousser mécaniquement les indésirables à la périphérie. Les modifications prennent des allures variées et semblent poursuivre d'autres buts : parc à vélos sur les façades des bâtiments publics, sièges plus espacés dans les stations du métro parisien, plots décoratifs sous les panneaux publicitaires. Ces éléments « design » ou « pratiques » ont pourtant une finalité principale tout autre : empêcher le stationnement des individus. Et, alors même qu'elle interpellait ces derniers jours  le gouvernement sur la situation d'un millier de sans abri ne disposant pas de solutions d'hébergement au-delà du 31 mars, la ville de Paris apporte elle-même des solutions très faibles et provisoires à cette question. La municipalité a ainsi mis à disposition de l’association Emmaüs une partie d’un immeuble de bureaux du 9e arrondissement jusqu’en 2011, permettant d’accueillir 60 personnes. Dans le même temps, les clochards sont impitoyablement chassés des lieux touristiques, ou interdits d'accès Paris-Plage pendant l'été, bel et bien exclus.

Au final, cette modification du paysage de la ville ne serait pas possible sans une profonde mutation des mentalités : l’indifférence croissante envers les plus démunis.

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Notes :
(1) Cécile Brousse, Définition de la population sans-domicile et choix de la méthode d'enquête, Insee-Méthodes, n°116, p.15-27.
(2) Patrick Declerck, Les Naugrafés, Paris,  Plon, coll.«Terre humaine», 2001.
(3) Michel Lussault, De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset & Fasquelle, 2009.
(4)
Marcel Roncayolo, La ville et ses territoires, Paris, Gallimard, 1990.
(5) Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
(6) Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, Liège, Mardaga, 1991.

Crédits iconographiques: 1,2,3. © 2010 La Brèche; 4,5,6 © Survival Group.org.


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